Résumé
Lionel Groulx évite la trappe de l’histoire
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Isabelle Hachey La Presse
En juin 2020, six professeurs du département d’histoire de l’Université de Montréal ont écrit à leur recteur, Daniel Jutras, pour exiger qu’on change le nom du pavillon Lionel-Groulx.
Publié à 1h17 Mis à jour à 5h00

J’imagine la réaction qu’a dû avoir le recteur en lisant ses courriels, ce matin-là. Oh ! La belle grosse patate chaude que voilà…
Le problème, c’est que personne, au Québec, ne perçoit Lionel Groulx de la même façon. Pour les uns, c’est le père du nationalisme québécois, grand défenseur du peuple canadien-français devant l’éternel. Pour les autres, c’est un petit curé obtus, sexiste, raciste et antisémite.
L’autre problème, c’est que personne, au Québec, n’a tout à fait tort.
Le chanoine Groulx était pétri de contradictions. À la fois progressiste et réactionnaire, tantôt populiste, tantôt élitiste, il faisait l’apologie d’Israël tout en appelant au boycottage des commerces juifs de la province. Bref, il ne se gênait pas pour écrire une chose et son contraire, a constaté en 2003 l’historien et sociologue Gérard Bouchard dans Les deux chanoines : contradiction et ambivalence dans la pensée de Lionel Groulx.
Personne ne s’entend, mais tout le monde a un peu raison : voilà pourquoi je parle d’une patate chaude tombée dans la boîte de courriel du recteur Jutras. L’Université de Montréal devait répondre aux six professeurs d’histoire. Elle devait faire quelque chose. Mais quoi ? Peu importe ce qu’elle déciderait, compte tenu des différentes perceptions qu’ont les Québécois du chanoine Groulx, elle ferait des mécontents.
La solution proposée par l’Université, fruit d’une longue réflexion, est probablement la meilleure dans les circonstances. J’oserais dire qu’elle est fort habile, et même plutôt géniale.
En juin 2020, une pétition circulait déjà pour que la station de métro Lionel-Groulx change de dénomination. La grogne ne visait pas que le chanoine. Ici comme ailleurs, on voulait rebaptiser les rues et déboulonner les statues, comme s’il était tout d’un coup devenu impératif de juger nos ancêtres à l’aune de nos valeurs contemporaines.
Dans certains cas, cet appel au grand nettoyage était justifié. À trop vouloir corriger le passé, toutefois, on risquait d’effacer des pans entiers de notre histoire commune.
Il est d’ailleurs étonnant que la demande de révision toponymique du pavillon Lionel-Groulx soit venue non pas d’étudiants « wokes », mais de professeurs d’histoire, dont le travail consiste justement à remettre les choses dans le contexte de leur époque.
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Le pavillon Lionel-Groulx abrite la faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.
C’est d’autant plus étonnant que Lionel Groulx a largement contribué à la professionnalisation du travail des historiens francophones d’Amérique du Nord. C’est même lui qui a créé le département d’histoire de l’Université de Montréal ! Demander à ce que le pavillon baptisé en son honneur change de nom, c’est renier ce legs intellectuel considérable.
En bons universitaires, les membres du comité de toponymie de l’Université de Montréal ont étudié l’épineuse question sous tous les angles. Ils ont consulté des experts de l’œuvre de Lionel Groulx – certains critiques, d’autres beaucoup moins.
Ils en sont arrivés à un certain nombre de consensus, rapporte le recteur, Daniel Jutras. « Tous étaient d’avis qu’on trouve dans l’œuvre de Groulx des propos antisémites, des propos sexistes et des propos racistes. C’est avéré, on peut en trouver des traces très nettes » dans les écrits du chanoine. Ça, au moins, ça ne fait pas débat.
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Le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras
La plupart des membres du comité ont cependant reconnu que Lionel Groulx n’était pas animé par une haine viscérale à l’égard des Juifs ou des Autochtones. « Ce n’était pas un acteur de premier plan dans la théorisation de ces idéologies-là, explique le recteur. C’était dans l’air ambiant et Groulx était un intellectuel de son époque. »
Autrement dit, le chanoine véhiculait des stéréotypes fort répandus au sein du clergé catholique et de la société canadienne-française de la première moitié du XXe siècle.
Est-ce une excuse ? En 2024, donnerait-on encore son nom à l’austère bâtiment de briques brunes qui abrite la faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal ? « Ce n’est pas la question, rétorque Daniel Jutras. La question, c’est plutôt : cette dénomination est-elle suffisamment délétère pour qu’on fasse le geste exceptionnel de la retirer ? »
La réponse est non. Au terme des délibérations, la majorité des membres du comité de toponymie a décidé de conserver la dénomination du pavillon Lionel-Groulx. Une courte majorité, il faut le dire : quatre des sept membres étaient pour, trois étaient contre…
Le chanoine a donc évité l’excommunication, de justesse. L’Université de Montréal n’aurait pas à effacer son héritage, mais devrait néanmoins faire un geste pour le contextualiser.
C’est ainsi qu’est née Parallaxe, une œuvre d’art contemporain qui jouxte le pavillon Lionel-Groulx et qui sera officiellement inaugurée dans les prochaines semaines.
L’œuvre de Ludovic Boney, un sculpteur originaire de Wendake, a remporté un concours d’art public lancé par l’Université de Montréal à l’hiver 2023.
« La parallaxe fait référence au changement de position de l’observateur, explique Daniel Jutras. Quand on se déplace autour de l’œuvre, la perspective se modifie. Il y a des angles sous lesquels l’œuvre ressemble à un mur infranchissable, d’autres où l’on voit des couleurs, d’autres où l’on ne voit que de l’acier. Ça représente toutes les perspectives qu’on peut avoir par rapport à l’œuvre de Lionel Groulx. »
Les étudiants pourront s’asseoir sur les différents modules de l’œuvre, qui se trouve à mi-chemin entre la sculpture et le mobilier urbain. Parallaxe aspire ainsi à devenir un espace de discussion, qui encouragera « l’observation, le questionnement et la redéfinition des points de vue », lit-on sur la plaque explicative qui sera bientôt posée près de l’œuvre.
Il fallait y penser. L’Université de Montréal, justement, a pris le temps de le faire, avec nuance et intelligence. Sans effacer l’histoire ni désavouer un penseur dont l’œuvre a influencé la conscience historique de tout un peuple. Sans nier ses zones d’ombre, non plus.