Texte complet : Notre histoire d’amour avec l’automobile
Notre histoire d’amour avec l’automobile
L’histoire d’amour entre les Nord-Américains et leur voiture ressemble plutôt à une relation dysfonctionnelle, dit notre chroniqueur.
Société
Taras Grescoe
14 février 2024
Elena Bereberdina / Getty Images
Auteur de plusieurs livres, Taras Grescoe est un journaliste montréalais spécialisé en urbanisme et en transport urbain qui donne depuis une douzaine d’années des conférences sur la mobilité durable. Dans son infolettre Straphanger*, il raconte ce qu’il observe de mieux et de pire en matière de transport urbain chez nous et lors de ses voyages autour du monde.*
Lorsque j’écrivais le livre Straphanger, j’ai eu une conversation avec une rédactrice du New York Times qui m’a fait part de son scepticisme quant à l’intérêt que pourrait susciter un ouvrage sur les trains, les bicyclettes et les transports en commun. Elle m’a résumé ainsi la situation : « Vous n’arriverez jamais à faire sortir les Américains de leur voiture. » Ou, en d’autres mots : « Arrêtez de rêver, mon pote, personne ne sera intéressé par votre baratin. »
J’ai haussé les épaules, j’ai continué et j’ai fini par terminer le livre (qui, maintenant que j’y pense, a été distribué aux États-Unis par Times Books). Mais il m’arrive de songer à l’évaluation fataliste de cette rédactrice à propos de la culture automobile dans son pays. Elle se confond dans mon esprit avec la vieille rengaine de « l’histoire d’amour de l’Amérique avec l’automobile », une formule très employée et souvent étirée pour inclure le Canada. Les États-Unis sont la grande nation la plus excessivement « motorisée » du monde, avec 860 véhicules pour 1 000 habitants ; mais avec 707 pour 1 000, le Canada n’est pas loin derrière ; si l’on exclut les micro-États comme Andorre et Monaco, nous sommes au troisième rang en matière de motorisation, derrière les États-Unis et la Nouvelle-Zélande. Et bien sûr, une bonne partie de la production automobile nord-américaine se fait en Ontario. Il en va de même pour la production de pétrole, qui vient des sables bitumineux de l’Alberta. Le climat (il fait froid ici), la géographie (les distances sont grandes chez nous) et la culture (nous sommes juste à côté des États-Unis) semblent conspirer pour créer une inévitable « histoire d’amour nord-américaine avec l’automobile ».
Et, c’est bien connu, l’amour ne se discute pas — c’est fou, irrationnel, peut-être un peu malsain, mais bon, il n’y a rien à faire, on a la tête dans les nuages !
C’est là qu’intervient un peu d’érudition. Peter D. Norton, professeur d’histoire au Département des sciences, de la technologie et de la société de l’Université de Virginie, s’est demandé d’où venait l’expression « American-Love-Affair » (histoire d’amour américaine). Absente des bases de données des journaux et des magazines dans les années 1950, elle est apparue, encore et encore, à partir de 1961. Il a découvert que c’était l’année où Merrily We Roll Along (traduction libre : nous roulons gaiement), un « documentaire » télé sur l’histoire des voitures aux États-Unis, a été diffusé sur les chaînes de télévision. Cette émission a fait l’objet d’une promotion extravagante dans la presse écrite, notamment sous le slogan « America’s Love Affair with the Automobile » (l’histoire d’amour de l’Amérique avec l’automobile).
Vous pouvez la trouver en ligne (partie 1 ici et partie 2 là), et je suppose qu’il y a de pires façons de tuer 52 minutes. L’émission est animée par le comédien américain Groucho Marx, qui fume le cigare, parfois au volant d’une décapotable, et qui lance une série de sarcasmes en racontant l’histoire de modèles T, de véhicules à moteur et d’autoroutes. Groucho reconnaît que la période de lune de miel entre les Américains et les voitures s’est terminée il y a longtemps — il la place à la fin de 1929, ce qui lui permet de faire une plaisanterie sur le krach boursier. Il y a beaucoup de blagues misogynes dérangeantes, principalement sur le fait de rester dans un mauvais mariage pour sauver les apparences et parce qu’on n’y peut rien. (Plus je vieillis, plus je trouve que le sarcasme est la rhétorique des gens qui ont abandonné tout espoir de changement pour le mieux. Je l’ai beaucoup utilisé dans ma vingtaine, à une époque où je me sentais plutôt désespéré quant à mon avenir. Le sarcasme bien fait peut être hilarant, mais je le vois maintenant surtout comme un symptôme d’impuissance et de désespoir.)
Comme l’explique l’auteur Peter Norton dans cet épisode du balado The War on Cars, Merrily We Roll Along était en fait un publireportage produit par DuPont, qui détenait 23 % des actions de General Motors. À l’époque, il y avait une vague de résistance par rapport à la construction d’autoroutes, qui détruisait des quartiers historiques, généralement occupés par des Afro-Américains et d’autres personnes de couleur, dans des villes de toute l’Amérique du Nord. (Les manifestations citoyennes contre ces projets ont épargné quelques quartiers, comme le Chinatown historique de Vancouver, ville qui n’a toujours pas d’autoroute au centre-ville.) Ce que les téléspectateurs étaient censés retenir était le message suivant : « Bien sûr, il y a de mauvais côtés aux automobiles, mais leur triomphe était inévitable, et nous serions tous bien plus heureux si nous nous y habituions. » Quiconque s’oppose aux voitures et aux autoroutes qui les transportent s’oppose à l’amour. Et n’y a-t-il pas quelque chose d’anti-américain dans le fait d’être contre l’amour ?
Cette histoire folklorique portée par Dupont, General Motors et Groucho a eu droit à un puissant correctif dans le livre de Peter Norton (aussi professeur à l’Université de Virginie) Fighting Traffic : The Dawn of the Motor Age in the American City. Norton s’est plongé dans les archives, déterrant d’anciens numéros de magazines, de journaux et de revues d’ingénierie, pour documenter la véritable histoire. Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour, mais d’une invasion, voire d’une déroute.
L’arrivée de la voiture dans les villes américaines a été vivement contestée, et pour cause : elle a transformé les voies publiques en champs de bataille. En une seule année, en 1925, 7 000 enfants ont été tués par des voitures et des camions. À l’époque, la population des États-Unis était de 115 millions d’habitants, contre 331 millions aujourd’hui. Les conducteurs imprudents ont été attaqués par des foules à Philadelphie et les « conducteurs de la mort » ont été dénoncés dans les journaux des grandes villes. Lors d’un défilé à Milwaukee, un tramway a tiré une remorque à plateforme montrant une voiture accidentée conduite par un portrait de Satan ; à Saint-Louis, des fleurs ont été dispersées depuis un dirigeable au-dessus d’un monument portant les noms de 32 enfants victimes de l’automobile.
Dans un effort soutenu et concerté, les constructeurs automobiles, les clubs automobiles et les ingénieurs de la circulation — une cabale d’intérêts que Norton appelle « Motordom » — se sont unis pour usurper l’ancienne suprématie des citoyens sur la chaussée, et ont ainsi réussi à confiner les piétons aux passages qui leur sont réservés aux coins des rues. Ils ont transformé les voies autrefois partagées par les joueurs de stickball, les cyclistes et les vendeurs de rue en voies motorisées et en stationnements pour les véhicules privés, et les piétons ont hérité du surnom de jaywalkers (« jay » était un terme injurieux désignant un type rural, un plouc maladroit, qui ne connaissait pas les usages de la ville). Le Motordom a également mené une lente guerre d’usure qui a pratiquement banni du paysage urbain américain les tramways électriques, une option économique.
Regardez par la fenêtre : si vous vivez en ville, vous verrez que des hectares de ce qui était autrefois le domaine public ont été cédés aux voitures. Les bordures de rue sont utilisées pour le stationnement, qui, quand on y réfléchit, est l’entreposage de biens privés — souvent gratuitement, ou au prix d’un autocollant — sur l’espace public. Avant les années 1920, on aurait vu des enfants jouer dans ces rues. (Les « terrains de jeux », qui sont essentiellement des terrains vagues avec des balançoires et des modules d’escalade, ont dû être inventés lorsque les voitures ont forcé les enfants à quitter les rues.) Selon l’endroit où vous vous trouviez, vous auriez pu voir des cyclistes, des tramways, des chevaux et des voisins s’arrêter au milieu de la chaussée pour discuter. Aujourd’hui, tout cet espace est le domaine de la « motricité ».
C’est pourquoi, chaque fois que quelqu’un parle de « l’histoire d’amour avec l’automobile », je roule des yeux et cède à mon penchant malsain pour le sarcasme. Car la relation n’a rien à voir avec le romantisme. Il y a un autre verbe pour décrire ce qui est arrivé aux villes d’Amérique du Nord, et ce n’est certainement pas « aimer ».
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée dans l’infolettre Straphanger, de Taras Grescoe.