Résumé
Les VÉ «coupables» des ornières sur les routes, vraiment?
Par Jean-François Cliche, Le Soleil
15 février 2025 à 04h00
Intersection des rue King et Jacques Cartier, où on voit les ornières. (Maxime Picard/Archives La Tribune)
VÉRIFICATION FAITE / L’affirmation: «Je suis propriétaire d’une auto électrique (VÉ) Bolt 2019. Avec un ami camionneur, nous avons souvent des discussions sur les ornières qui se creusent sur nos routes, en ville principalement. Il semble que les camionneurs rendent les voitures électriques responsables à cause de leur poids plus grand. Mais il me semble que les responsables seraient plutôt la lourdeur des camions et leur nombre. Existe-t-il des études à ce sujet ?», demande Denise Juneau, de Pont-Rouge.
Les faits
«Il y a deux sortes d’orniérage, explique d’emblée Julien Lépine, spécialiste des pavages et du transport routier à l’Université Laval. Il y en a un qui est causé par le frottement des pneus sur la chaussée, et ce sont surtout les pneus à clous qui en sont responsables [ils vont «gruger» l’asphalte petit à petit]. Et l’autre type est causé par le poids des véhicules qui circulent, et là ça n’est pas la surface qui s’use, c’est le pavage qui se déformer sous la charge.»
Le premier type ne nous intéresse pas vraiment, ici: seulement le quart des véhicules sont équipés de pneus à crampons, d’après un sondage de Transport Québec, et leur usage n’a rien à voir avec le fait d’avoir une voiture à essence ou à batterie — ni avec le camionnage, d’ailleurs.
C’est plutôt l’orniérage par déformation qu’il est pertinent d’examiner, ici, car il ne fait aucun doute qu’à cause du poids de la batterie, les véhicules électriques pèsent un peu plus lourd que leurs équivalents à essence, habituellement par des marges de 15 à 20 %. Par exemple, un Rav4 à essence pèse environ 2100 kg, alors que les modèles branchables font un poil au-dessus de 2500 kg (+19 %).
L’effet de la masse des véhicules sur la déformation des chaussées a fait l’objet de nombreuses études depuis une vingtaine d’années, dit M. Lépine, ce qui a permis de dégager une sorte de «règle générale»: l’orniérage causé par un véhicule est proportionnel à la puissance 4 de sa masse — donc si on double le poids du véhicule, l’orniérage sera 2⁴ = 16 fois pire.
Pour une voiture électrique qui pèse environ 1,2 fois plus que le même modèle à essence, cela implique un orniérage de 1,2⁴ = 2,07 fois rapide. C’est, certes, un peu pire que pour les voitures conventionnelles, mais il reste que ça n’a absolument aucune commune mesure avec l’effet du transport lourd sur la chaussée.
Les normes québécoises limitent les charges du camionnage à 9 ou 10 tonnes par essieu (selon la position de l’essieu). C’est environ 7,5 fois plus que la charge par essieu de notre Rav4 branchable, pour reprendre cet exemple. Si on élève cet écart à la puissance 4, cela fait 3164 fois plus d’orniérage pour le camionnage — et c’est presque 5500 fois plus si on prend le Rav4 à essence comme point de comparaison.
«C’est pour cela qu’on peut dire que les véhicules électriques ne sont pas vraiment responsables de l’orniérage, ou si peu. C’est vraiment plus le camionnage qui fait ça», indique M. Lépine.
(Janick Marois/Archives La Voix de l’Est)
Oui, il y a des études
Il y a d’ailleurs des études qui ont montré qu’un simple changement dans les limites de poids des camions pouvait accélérer l’orniérage. En 2013, en effet, la Finlande a augmenté les charges permises par essieu de 10 à 18 % environ, selon le type de camion. Le gouvernement estimait alors que cela mènerait à des gains d’efficacité économique, une diminution du nombre de voyages et une réduction des GES.
Cela a peut-être bien fonctionné à cet égard, mais cela a aussi clairement accéléré l’orniérage, a conclu une étude une étude parue en 2021 dans l’International Journal of Pavement Engineering. Avant le changement de réglementation (2008-13), les ornières se creusaient à raison de 0,84 millimètre par année en moyenne, ont mesuré les auteurs. Avec les nouveaux règlements (2013-17), cependant, ce rythme était passé à 0,97 mm/an, soit 16 % de plus.
Fait à noter, cette tendance a été observée sur plusieurs routes différentes, malgré les conditions locales qui variaient, et elle ne pouvait pas s’expliquer par un trafic plus lourd — le nombre de véhicules qui passaient sur les routes de l’étude est demeuré globalement stable pendant la période étudiée.
Et le nombre de véhicules électriques était encore trop faible pour pouvoir fournir un autre «suspect»: seulement 7000 véhicules branchables circulaient dans toute la Finlande en 2017 (dernière année de l’étude), contre près de 300 000 en 2024, d’après des statistiques officielles.
C’est donc vraiment la hausse du poids des camions qui était en cause, ici, et non les voitures électriques.
Cela dit, cependant, il reste quand même une possibilité pour que l’électrification des transports finisse par briser nos routes plus rapidement, ajoute M. Lépine. Avec les camions lourds qui rouleront de plus en plus à l’électricité, leur poids va augmenter, ce qui devrait faire en sorte qu’«on va avoir beaucoup plus de camions qui vont être proches des limites de poids [alors qu’à l’heure actuelle, les camions sont souvent pleins en volume avant d’arriver à leurs limites de masse].»
«Les compagnies de transport, précise-t-il, font beaucoup de pression pour qu’on change les lois et qu’on permette un peu plus de poids pour les véhicules sans émissions. (…) C’est pas mal là où on en est présentement: on se demande si c’est mieux pour l’environnement de refaire les routes plus souvent ou d’avoir des camions qui émettent plus.»
Verdict
Non, pas vraiment. Les voitures électriques sont, certes, plus lourdes que leurs équivalents à essence, et à ce titre vont forcément «orniérer» les routes un peu plus, mais leur effet reste très largement inférieur à celui du transport lourd.