Mission: peupler les bâtiments désaffectés
Photo: Adil Boukind, Le Devoir
Une demi-douzaine d’organismes ont élu domicile dans l’ancien «terminus d’autobus» de l’îlot Voyageur, abandonné depuis 2021.
Marco Fortier
10 février 2024
Transports / Urbanisme
L’ancienne gare d’autocars de l’îlot Voyageur, abandonnée depuis 2011, reste une plaie béante dans un quartier qui a bien besoin d’amour. De l’extérieur, on dirait un trou à rats. L’intérieur du bâtiment réserve toutefois des surprises : contre toute attente, il y a de la vie dans ce lieu chargé d’histoire. Une demi-douzaine d’organismes ont élu domicile dans l’ancien « terminus d’autobus ».
Le vaste espace commun qui accueillait les passagers est devenu un entrepôt de Purolator. Chaque semaine, un gros camion de l’entreprise de livraison dépose ici un chargement de boîtes et de colis à distribuer dans le quartier. L’acheminement aux destinataires se fait à l’aide de minuscules camions électriques et de vélos-cargos, beaucoup plus agiles qu’un camion semi-remorque dans les rues étroites du centre-ville de Montréal.
Une section du rez-de-chaussée est aussi occupée par une entreprise de courriers à vélo. Au mur, une publicité d’Orléans Express rappelle aux passants que les autocars étaient « confortables à faire rêver ».
L’ancien restaurant Hershel’s Deli, où les passagers allaient ramasser un sandwich avant leur voyage en autocar, a gardé son charme suranné. Les tables et les banquettes rouges, le recouvrement de sol en céramique et les lampes blanches restent en bon état. Même le menu de sandwiches au rôti de boeuf, de salade de chou et de viennoiseries reste affiché sur le mur derrière le comptoir de commandes pour emporter.
Photo: Adil Boukind Le DevoirL’ancien restaurant Hershel’s Deli
« Un immeuble habité reste en bien meilleur état qu’un immeuble barricadé », dit Francis T. Durocher, directeur général de l’organisme Entremise, en nous faisant visiter l’ancienne gare d’autobus.
C’est lui et son équipe qui ont donné une cure de rajeunissement à l’ancien restaurant Hershel’s et qui gèrent l’ancienne gare, qui a été achetée par la Ville de Montréal. En attendant la transformation de l’édifice en appartements en copropriété, Entremise a eu le mandat d’établir une « occupation transitoire » des lieux, ainsi que d’une série d’autres immeubles vacants de Montréal.
Comme un « squat » légal
Qu’est-ce que c’est, l’occupation transitoire ? « C’est une façon alternative de développer des projets, explique Francis T. Durocher. On se saisit de la période de temps mort [entre l’abandon d’un lieu et sa transformation future] pour expérimenter avec l’espace. Notre mandat est de tester des projets afin que ça devienne pérenne. »
Certains décrivent l’occupation transitoire comme une sorte de « squat » légal, organisé, institutionnalisé. Des centaines d’immeubles inoccupés de Montréal et d’ailleurs sont en train de pourrir dans l’indifférence générale plutôt que d’être utilisés à bon escient ; la Ville de Montréal et ses partenaires, dont Entremise, cherchent à occuper ces bâtiments, même de façon temporaire, plutôt que de les laisser à l’abandon.
L’ancienne gare d’autocars héberge aussi le groupe Les Valoristes, qui récupère des matières recyclables retrouvées dans des sacs bleus et des poubelles. Une serre et un potager ont été aménagés dans le stationnement à l’arrière du bâtiment. Durant l’été, des pêches, des fines herbes, des légumes et d’autres produits du terroir poussent dans ce lieu improbable d’agriculture urbaine.
L’ancien restaurant Hershel’s Deli a été repensé pour accueillir des événements, des performances artistiques, des ateliers ou des conférences, dit Héloïse Koltuk, chargée de projet chez Entremise.
Photo: Adil Boukind, Le Devoir
La majorité des locaux de l’îlot Voyageur sont vacants.
Et pourquoi ne pas accueillir des personnes itinérantes, qui peuplent par dizaines les rues environnantes et le parc Émilie-Gamelin, de l’autre côté de la rue ? Ce n’est pas l’espace qui manque dans l’ancien terminus : les deux étages supérieurs du bâtiment, qui hébergeaient des bureaux, sont inoccupés. Dans un état correct. Et chauffés. Juste à côté de l’immeuble, des hommes sans domicile dorment pourtant dans une tente, même en plein hiver.
Le problème, c’est que les toilettes du bâtiment (sauf une) ne sont plus fonctionnelles : les conduits souterrains d’évacuation d’eau sont détruits après 13 ans d’abandon, explique Francis T. Durocher. Cet accroc aux normes du bâtiment — et bien d’autres — nuit aux possibilités d’occupation transitoire en attendant que l’immeuble soit converti par un promoteur immobilier.
Des normes inflexibles
C’est ce qui arrive quand un édifice est laissé sans occupants. Il se dégrade rapidement. Et il ne correspond plus aux normes du Code du bâtiment ou de sécurité contre les incendies, précise le professeur Michel Rochefort, du Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM.
En Europe, où l’occupation transitoire de bâtiments désaffectés est une réalité depuis une vingtaine d’années, les villes et l’État se montrent beaucoup plus flexibles qu’ici pour autoriser des projets dans des immeubles qui ne répondent plus totalement aux normes.
« Au Québec, on est beaucoup dans le normatif. C’est là que ça bloque souvent. Il faudrait s’inspirer de l’Europe, où ils ont développé une culture de l’action pour répondre à des besoins urgents en hébergement », dit Michel Rochefort. « Pourquoi est-on si sévère tout le temps sur les risques ? On pourrait plutôt penser à ce qu’on peut faire pour diminuer les risques. Il y a un nombre affolant de bâtiments vides à Montréal. »
Photo: Adil Boukind, Le Devoir
L’ancien quartier général de l’Office national du film, près de l’autoroute Métropolitaine, est aussi dans la mire de l’organisme Entremise.
L’urbaniste estime qu’avant la fermeture prévue de toute institution — un hôpital, un édifice gouvernemental, un musée —, « on devrait réfléchir quatre ou cinq ans à l’avance à ce qu’on fera temporairement avec ce bâtiment ».
L’ancien Hôtel-Dieu a été recyclé de façon transitoire en hébergement pour les personnes vulnérables. Des cliniques de vaccination ont aussi été tenues entre les murs de l’ex-hôpital. Derrière l’établissement, la Cité-des-Hospitalières abrite une trentaine d’organismes communautaires et artistiques en attendant qu’une vocation permanente soit déterminée pour l’ancien couvent.
Un autre site à « activer »
Le fort de l’île Sainte-Hélène, qui abritait l’ancien musée Stewart jusqu’à sa fermeture en 2021, fait aussi l’objet d’une occupation transitoire. Ce complexe construit par les Britanniques il y a 200 ans héberge désormais un groupe écologiste spécialisé en transition environnementale.
Photo: Valérian Mazataud, Le Devoir
Le fort de l’île Sainte-Hélène
Le bâtiment militaire conserve un immense potentiel inexploité : pas de moins de 53 700 pieds carrés restent vacants sur trois étages dans cette forteresse construite par E. W. Durnford, à qui l’on doit aussi la Citadelle de Québec. Les longs couloirs sombres, garnis d’étroites fenêtres, dégagent une impression de vide, dépouillés des artefacts de l’ancien musée Stewart.
« On a le devoir de l’activer, ce lieu. On veut que le fort devienne un exemple de requalification d’un actif patrimonial de grande valeur », dit Josée Chiasson, directrice générale adjointe de la Société du parc Jean-Drapeau. Elle s’apprête à enclencher un appel de candidatures pour donner un second souffle à l’occupation transitoire du site, avec l’accompagnement de l’organisme Entremise. Elle imagine des projets d’agriculture urbaine, des ateliers d’artistes et des activités d’enseignement, en attendant de déterminer une vocation permanente au fort.
La gestionnaire est convaincue que la relance du bâtiment historique ouvrira la voie à une ambitieuse transformation de l’ensemble du parc Jean-Drapeau. Josée Chiasson hume l’air du fleuve et pose son regard sur le pont Jacques-Cartier et sur l’édifice Molson, sur l’autre rive. « C’est un espace extraordinaire, ici. On est à une station de métro du centre-ville, mais on se trouve en pleine nature. »
DES MILLIERS DE PIEDS CARRÉS D’ESPACE INOCCUPÉS
L’organisme Entremise rêve à l’occupation transitoire d’une série d’autres immeubles vacants, qui offrent des milliers de pieds carrés d’espace inoccupés. Parmi ceux-ci : l’ancien quartier général de l’Office national du film, près de l’autoroute Métropolitaine, l’Institut des sourdes-muettes, rue Saint-Denis, la Maison blanche du monastère des Ursulines de Trois-Rivières, le monastère des Ursulines de Québec, et le couvent des Soeurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, à Longueuil.