La restauration forcée de briser le moule
Le serveur Rida AĂŻt El Fanani avertit les clients avec une pagette lorsque leur repas est prĂȘt, un systĂšme implantĂ© dans tous les restaurants du Time Out Market.
PHOTO : VINCENT RESSĂGUIER
Vincent Rességuier
Ă 4 h 00
Le monde de la restauration est en pleine transformation, en particulier celui de la fine gastronomie québécoise, frappé de plein fouet par la pandémie.
Mesures sanitaires trĂšs contraignantes, manque de main-dâĆuvre, hausse du prix des aliments : la liste des dĂ©fis est longue comme le bras et les restaurateurs nâont pas le choix de se rĂ©inventer.
Câest le pari du chef Antonin Mousseau-Rivard, lâun des piliers de la haute gastronomie montrĂ©alaise. AprĂšs des mois de fermeture et dâimportants travaux, son restaurant a rouvert ses portes, il y a un peu plus dâun mois, avec une formule complĂštement renouvelĂ©e.
Le menu est unique pour tous les clients, qui sont tous convoquĂ©s Ă la mĂȘme heure et servis en mĂȘme temps. Cela permet au chef de faire une prĂ©sentation avant chaque plat. Le repas est conçu comme un spectacle.
La formule, qui a de nombreux avantages logistiques, facilite dâabord la gestion des rĂ©serves de nourriture. Les pertes sont quasi inexistantes, assure Antonin Mousseau-Rivard, parce quâon sait exactement ce quâon passe. Je fais 105 clients par semaine, je passe 105 homards.
Le chef Antonin Mousseau-Rivard, lâun des piliers de la haute gastronomie montrĂ©alaise
PHOTO : PAGE FACEBOOK LE MOUSSO
Le poste de serveur supprimé
Autre avantage : en cuisine, la pression a beaucoup diminuĂ©. Maintenant, il nây a plus de cris, il nây a plus de stress, se rĂ©jouit le chef. Sâil arrive une erreur, on a le temps et les ressources pour lâarranger.
Cette formule a Ă©galement permis une rĂ©volution dans lâorganisation du travail : le poste de serveur a Ă©tĂ© aboli. Les cuisiniers sont devenus serveurs.
Lors de la présentation des plats par le chef, les clients assistent à un véritable ballet de la part des cuisiniers qui se dirigent vers les tables, en file indienne, une assiette à la main.
Ils sont maintenant payĂ©s Ă pourboire, ce qui augmente considĂ©rablement leur salaire. Un enjeu majeur, selon le restaurateur, puisquâil y a souvent des Ă©carts de revenus importants entre les serveurs et les cuisiniers qui, en plus, assurent un plus grand nombre dâheures.
« Ce que je vois pour la restauration, câest un changement du modĂšle, pour faire en sorte que lâon traite nos employĂ©s comme des professionnels. On donne une qualitĂ© de vie aux employĂ©s pour quâils restent. Puis, de dĂ©faire cet espĂšce de stĂ©rĂ©otype que jâai vĂ©cu pendant plusieurs annĂ©es : un restaurant, câest simplement on crie, on stresse, on fait des heures de fou et on se brĂ»le. »
â Une citation de Antonin Mousseau-Rivard, chef-propriĂ©taire du restaurant Le Mousso
Ă Ă©couter :
Le reportage de Vincent RessĂ©guier Ă lâĂ©mission Lâheure du monde
Le dĂ©fi de la pĂ©nurie de main-dâĆuvre
Martin VĂ©zina, de lâAssociation Restauration QuĂ©bec, constate que de nombreux gestionnaires nâont, de toute façon, pas le choix dâamĂ©liorer les conditions de travail.
Selon les derniÚres données de Statistique Canada, au Québec, lors du deuxiÚme trimestre de 2021, il y avait 3595 postes de chef et de cuisinier à combler. Il y avait aussi 3789 postes vacants de serveur et 12 170 postes vacants de serveur au comptoir, aide-cuisinier et plongeur.
Il constate que les salaires sont en augmentation. Par exemple, pour les cuisiniers, on observe une augmentation de 15 % par rapport Ă 2019. Pour ce qui est des conditions de travail, il remarque que de nombreux restaurateurs mĂšnent une rĂ©flexion sur les avantages sociaux, soit la mise en place dâassurances collectives ou de congĂ©s payĂ©s.
Lâobjectif, dit-il, est de retenir le personnel parce quâon ne peut pas perdre un seul employĂ© actuellement.
Martin VĂ©zina, directeur des affaires publiques et gouvernementales de lâAssociation Restauration QuĂ©bec
PHOTO : VINCENT RESSĂGUIER
Vers un marché de niches
Selon la journaliste gastronomique Sophie Ginoux, pour sâadapter, les restaurateurs doivent augmenter leurs tarifs et, surtout, rĂ©duire leurs dĂ©penses. Cela peut se traduire par des heures dâouverture limitĂ©es, des salles Ă manger plus petites ou une carte simplifiĂ©e.
On voit que les menus sont beaucoup moins larges quâauparavant, prĂ©cise-t-elle, on sâen va de plus en plus vers des niches. Câest-Ă -dire des Ă©tablissements de plus petite taille, mais qui vont se spĂ©cialiser, par exemple, dans un type de pizza avec quelques dĂ©clinaisons.
Une formule qui va permettre aux restaurateurs de faire des économies sur le personnel et les produits alimentaires. Sophie Ginoux a identifié des modÚles avec un nombre limité de clients en salle et un secteur dédié à la livraison, quelque chose qui ne disparaßtra plus, prévoit celle qui a travaillé 10 ans en restauration.
« Ils nâont pas le choix de se transformer et de changer aujourdâhui. La pandĂ©mie a Ă©tĂ© un accĂ©lĂ©rateur. »
â Une citation de Sophie Ginoux, journaliste gastronomique
Le renfort des technologies
Avec la pandĂ©mie, la livraison Ă domicile a connu un succĂšs sans prĂ©cĂ©dent qui sâest accompagnĂ© dâune intrusion des technologies dans les restaurants.
Depuis quelques mois, les applications se multiplient. Leurs fonctionnalitĂ©s sont de plus en plus nombreuses : gestion des rĂ©servations, des commandes en ligne, de la salle Ă manger, registre des clients et mĂȘme suivi en temps rĂ©el des rĂ©serves dâalcool.
La compagnie quĂ©bĂ©coise Alfred, une plateforme dâachat et de vente de vins et spiritueux, offre un systĂšme qui sâoccupe de la gestion de lâinventaire. Les produits sont retirĂ©s automatiquement de la carte en cas de rupture de stock.
« Le soir, ça prenait un temps fou de voir combien il restait dâalcool Ă lâintĂ©rieur des bouteilles. Maintenant, ça va ĂȘtre rĂ©alisĂ© par un moteur qui va en commander, tout seul, Ă la SAQ. »
â Une citation de Sophie Ginoux, journaliste gastronomique
Au Time Out Market de MontrĂ©al, la technologie a fait ses preuves pour Ă©viter les files dâattente devant les kiosques. Dans ce marchĂ© alimentaire, installĂ© dans un centre commercial, une quinzaine de chefs renommĂ©s proposent des menus simplifiĂ©s.
Le principe est simple : on commande au comptoir et on sâinstalle Ă la place de son choix dans la grande salle Ă manger.
Les gens commandent Ă la caisse, explique le serveur Rida AĂŻt El Fanani. Je leur donne une pagette, avec un numĂ©ro. Ils vont se promener, chercher une place, se chercher quelque chose Ă boire. Quand câest prĂȘt, on les avertit et ils viennent chercher leurs plats sur le comptoir.
Dans peu de temps, les clients pourront mĂȘme passer leur commande Ă distance au moyen du site Internet du marchĂ© avant de venir manger sur place. Une initiative qui vise les clients du centre commercial â qui peuvent continuer leur magasinage en attendant leur repas â et le personnel de bureau dans les tours du centre-ville.
Lâintelligence artificielle fait aussi son entrĂ©e dans les cuisines. Par exemple, des fours intelligents qui, en quelques clics, peuvent gĂ©rer les cuissons selon la recette choisie. Des robots pour aider au service ont aussi fait leur apparition dans quelques restaurants du QuĂ©bec.
« Ce nâest pas pour remplacer des personnes par des robots, ce nâest pas ça lâobjectif, mais câest pour les dĂ©lester de ce qui prend le plus de temps Ă faire et ça permet aux personnes qui servent de se concentrer sur ce quâelles aiment rĂ©ellement faire, câest-Ă -dire un travail avec le public. »
â Une citation de Sophie Ginoux, journaliste gastronomique
Avant la pandĂ©mie, en moyenne, 230 000 personnes travaillaient dans le secteur de la restauration au QuĂ©bec. Selon le dernier rapport du mois dâoctobre, elles nâĂ©taient plus que 183 000.