Entrevue avec le propriétaire du défunt Beaufort dans Urbania. Il a déclaré faillite.
CRI DU CĆUR DâUN EX-RESTAURATEUR
AprÚs dix ans à la barre du Beaufort, son propriétaire rend les armes.
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PAR JEAN BOURBEAU
04 JANVIER 2024
4 MIN
La mĂ©lodie des drills mâaccueille Ă mon entrĂ©e dans le local. Il y a tout juste quelques jours, le Beaufort, un bistro Ă©tabli sur la Plaza Saint-Hubert, clĂŽturait son ultime service, marquant ainsi la fin dâune aventure sâĂ©tant Ă©talĂ©e sur plus de 10 ans.
Son propriĂ©taire Jean-François Girard mâannonce sans dĂ©tour : « Jâfais faillite. Le dire est un mĂ©lange de soulagement et de rĂ©alisation quâil nây a tout simplement pas dâautre issue. »
En toile de fond, deux hommes achĂšvent le dĂ©montage de la ventilation, rĂ©cupĂ©rant ce quâils avaient installĂ© quelques annĂ©es plus tĂŽt. Avant de partir, lâun dâeux serre la main du propriĂ©taire avec empathie : « Je sais que tâas fait ton possible. La vie ne fait pas de cadeaux. DĂ©courage-toi pas. »
LâannĂ©e 2023 a Ă©tĂ© dĂ©sastreuse pour lâindustrie de la restauration Ă MontrĂ©al. RĂ©cemment, La Presse rapportait que, selon lâAssociation Restauration QuĂ©bec (ARQ), le nombre de faillites dans le secteur de la restauration au QuĂ©bec a augmentĂ© de 81,2 % entre octobre 2022 et octobre 2023.
JF nâest donc pas le seul, loin de lĂ .
Auparavant situĂ© sur la rue Saint-Zotique, dans un petit local nĂ©gligĂ© par sa propriĂ©taire, le Beaufort dĂ©mĂ©nage en mai 2021 au cĆur de la Plaza Saint-Hubert, sâinscrivant ainsi dans le renouveau de cette cĂ©lĂšbre avenue commerciale. Un emplacement idĂ©al. « This is the place! », lance Jean-François en tapant sur le bar.
Un espace Ă la mesure de ses ambitions.
Fort dâun investissement de 600 000 $, couvrant autant la plomberie que lâĂ©lectricitĂ©, les frais de loyer ont toutefois quadruplĂ©. Sâensuivent des augmentations des taxes municipales, des primes dâassurance et des frais dâavocats. La relation dĂ©jĂ fragile avec le propriĂ©taire sâĂ©rode dans une dynamique purement mercantile.
« UN TUEUR DE RĂVES », CONFIE LE RESTAURATEUR QUI JURE CONTRE CE QUI EST DEVENU UN VĂRITABLE FAR WEST DES BAUX COMMERCIAUX.
Il mâexplique que mĂȘme si son chiffre dâaffaires Ă©tait loin dâĂȘtre gĂȘnant, les frais dâexploitation, eux, atteignaient des niveaux tels quâil Ă©tait impossible de sâen sortir.
Le restaurant luttait dĂ©jĂ depuis un certain temps pour survivre, confrontĂ© en plus aux dĂ©fis des salaires, Ă la rĂ©tention des employĂ©s, Ă la diminution du pouvoir dâachat et Ă la pression dâoffrir des menus toujours plus abordables. La nĂ©cessitĂ© incessante de rĂ©duire les coĂ»ts au maximum lui est devenue insoutenable.
« LâINFLATION NOUS CANNIBALISE », LANCE-T-IL AVANT DâAJOUTER : « QUAND ON A RĂALISĂ QUâON POUVAIT TIRER DAVANTAGE DE PROFITS DES IMMEUBLES, TOUS LES SECTEURS SâY SONT ENGAGĂS ET TOUT A AUGMENTĂ, POUR AU FINAL, APPAUVRIR LES CITOYENS. »
Un dĂ©sĂ©quilibre insurmontable contraignant Jean-François Ă faire le deuil de son Ă©tablissement dâune centaine de places, dĂ©sormais les vestiges de lâambiance quâil avait lui-mĂȘme imaginĂ©e.
Le propriĂ©taire dâun autre restaurant du quartier nous accoste. « 120 piastres, câest tout ce que jâai dans les poches », dit-il, en repartant les bras pleins de ferrailles de cuisine. « Bonne chance », lance-t-il avant de franchir la porte.
Jusquâau Nouvel An dernier, employant une vingtaine de personnes, Jean-François a toujours honorĂ© les salaires et le loyer, mais nâa pas pu se verser de salaire Ă lui-mĂȘme pendant toute lâannĂ©e Ă©coulĂ©e. « En ce moment, jâsuis Ă terre », lance-t-il alors que son cellulaire ne cesse de sonner.
Si lâancien du milieu de la pub compte en profiter pour rĂ©flĂ©chir Ă son futur, il ne veut dĂ©sormais plus rien savoir de la restauration. PlutĂŽt, il envisage les prochains mois comme une pause bien mĂ©ritĂ©e pour se retrouver.
« JâAI BESOIN DE REPOS. JE SUIS AU BOUT DE MES RESSOURCES MENTALES ET PHYSIQUES. JâAI VĂCU BEAUCOUP DâISOLEMENT, PARCE QUE TU NE PEUX PLUS PARTAGER TA VIE, CâEST TROP GROS. TU VEUX PAS IMPOSER ĂA Ă PERSONNE, ALORS TU DEALES AVEC ĂA TOUT SEUL. »
« Les gens me disaient, tu nâas plus la mĂȘme Ă©tincelle. Toute cette pression, au fil du temps, ça finit par tâĂ©teindre », mentionne-t-il.
Jean-François fait Ă©tat dâune morositĂ© ambiante dans la sociĂ©tĂ©.
« LâĂTAT DU MONDE NâINVITE PLUS Ă CĂLĂBRER. LES GENS CONSOMMENT BEAUCOUP MOINS QUâAVANT, EN PLUS DE SORTIR MOINS SOUVENT. ILS SEMBLENT DAVANTAGE REPLIĂS DANS LâINTIMITĂ DE LEUR FOYER, TROP ABSORBĂS Ă ESSAYER DE DIGĂRER NOTRE ĂPOQUE. »
Un constat sombre pour celui qui opĂ©rait un restaurant destinĂ© Ă faire plaisir au monde. « Je ne sais pas comment les restaurateurs vont faire pour continuer, mais ça ne peut que pĂ©ricliter devant cette logique immobiliĂšre du profit optimal. Ă long terme, on sâen va oĂč? Quâest-ce quâil va rester? » questionne-t-il sans rĂ©ponse, alors que lâhorizon 2024 sâannonce plein dâĂ©preuves pour lâindustrie.
Un homme compact, au regard sĂ©vĂšre, entre et sâannonce : « Je viens chercher la machine Ă glace et la machine Ă cafĂ©. »
Je lui demande sâil se sent dĂ©pouillĂ©.
« Non, câest plutĂŽt un poids quâon me retire. »