Le ministère des Forêts du Québec est-il à la solde de l’industrie?
C’est ce qu’ont affirmé des lanceurs d’alerte à l’équipe d’Enquête, en évoquant des chiffres falsifiés, des contrôles déficients et des décideurs complaisants.
Un ancien chantier où la forêt a subi une coupe totale.
Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette
Priscilla Plamondon Lalancette (accéder à la page de l’auteur)Priscilla Plamondon Lalancette
Martin Movilla (accéder à la page de l’auteur)Martin Movilla
Publié à 4 h 01
Le Québec perd des millions de dollars en redevances forestières parce qu’il laisse l’industrie établir elle-même la valeur marchande du bois coupé sur les terres publiques pour approvisionner les usines. C’est ce que révèlent des lanceurs d’alerte à propos d’un système qu’ils jugent pernicieux, qui ne protégerait ni les forêts québécoises ni l’argent des contribuables.
Pour connaître la capacité de production de nos forêts et établir le montant des droits de coupes à payer pour les compagnies forestières, le système de mesurage est censé permettre au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs de s’assurer du volume, du poids et de la qualité du bois qui entre dans les usines.
Or, selon un mesureur de l’industrie qui a œuvré dans plusieurs régions et qui a requis l’anonymat par peur de représailles, les entreprises omettent de déclarer jusqu’à 25 % de la facture réelle.
Il y a toujours un écart. Les mesureurs vont toujours avantager la main qui les nourrit, qui est la compagnie, explique-t-il.
Le mesurage s’effectue souvent selon un ratio masse/volume.
Photo : Radio-Canada
Notre source sait comment falsifier les chiffres : mauvais échantillonnage, poids du bois manipulé, qualité de bois déclarée inférieure à la réalité. Plus les années passent, plus le mesurage des volumes de bois récoltés est faussé.
Le gouvernement a de moins en moins d’effectifs pour faire le contrôle, indique-t-il. Et quand [les fonctionnaires] viennent sur le terrain, ça devient prévisible.
L’ancienne fonctionnaire Joanne Laframboise confirme que le nombre de vérificateurs a fondu au cours des dernières années. Celle qui était responsable des vérifications en Mauricie vient de prendre sa retraite du ministère des Forêts, après 40 ans de service. Elle déplore que Québec s’en remette à la bonne foi des mesureurs embauchés par les compagnies.
C’est comme si tu viens de donner un chèque en blanc, pratiquement. Ce qu’on entend, c’est qu’il faut donner un service à la clientèle. La clientèle, c’est l’industrie. Je n’avais plus le temps de faire ma job pour vérifier que le bois était bien déclaré.
Joanne Laframboise, spécialiste du mesurage
Joanne Laframboise affirme que le gouvernement a perdu le contrôle du bois coupé dans les forêts québécoises.
Photo : Radio-Canada
Les arbres n’ont pas tous la même valeur. Certains coûtent 50 ¢ le mètre cube, alors que d’autres coûtent 50 $. Tout dépend de l’essence du bois et de sa qualité. Comme il y a moins de vérifications sur le terrain, le gouvernement risque de se faire passer un sapin par les compagnies.
Au fil des ans, nos sources ont assisté à un relâchement des normes de mesurage. Résultat : le gouvernement aurait perdu le contrôle.
Le gouvernement et les compagnies, ça commence à être pas mal la même équipe.
Un mesureur de l’industrie
Ce mesureur a peur de laisser une « terre brûlée » à ses enfants si le gouvernement continue à être de mèche avec l’industrie.
Photo : Radio-Canada
L’an dernier, 22,5 millions de mètres cubes de bois ont été récoltés dans les forêts publiques, selon le ministère. Le lanceur d’alerte de l’industrie croit que ces données sont faussées en raison des failles d’un système qu’il dit corrompu.
Il n’y a vraiment personne au Québec qui sait combien on bûche de bois, regrette-t-il. Ce sont des milliers de kilomètres carrés qu’on a bûchés et personne n’a été payé pour, ni l’entrepreneur ni le gouvernement.
Les entrepreneurs forestiers qui coupent le bois pour fournir les usines sont aussi payés en fonction des volumes récoltés. Et ils peinent souvent à être rentables.
1800 kilomètres carrés de forêt ont été abattus l’an dernier au Québec.
Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette
Montré du doigt depuis longtemps
Il y a 22 ans, l’auteur-compositeur-interprète et militant Richard Desjardins a provoqué une onde de choc en montrant la déforestation du Québec et les coupes à blanc au grand écran avec son documentaire L’erreur boréale.
S’en est suivie la commission Coulombe, dont le rapport a remis en question la fiabilité du système de mesurage contrôlé par l’industrie en recommandant un resserrement des contrôles de l’État.
Puis une refonte complète du régime forestier a eu lieu en 2013. Le gouvernement a alors pris les rênes de la planification forestière, qui relevait jusque-là de l’industrie.
Mais 17 ans après la publication du rapport Coulombe, la situation s’est encore détériorée, dénoncent plusieurs sources.
Joanne Laframboise assure avoir elle-même alerté ses supérieurs à plusieurs reprises concernant les brèches du système et la baisse de qualité du bois déclaré, mais ceux-ci auraient fermé les yeux.
Elle croit qu’un changement s’impose. Les infrastructures devraient être gérées par le ministère à la sortie des forêts, estime-t-elle.
Notre source dans l’industrie va plus loin : un organisme indépendant devrait se charger du mesurage. Si tu veux la juste mesure, c’est la seule façon de faire.
92% des forêts sont publiques au Québec.
Photo : Radio-Canada / Priscilla Plamondon Lalancette
Décisions politiques
La gestion des coupes forestières et la difficulté de protéger des forêts publiques pour leur donner une vocation récréotouristique sèment la grogne un peu partout au Québec. De plus en plus de citoyens dénoncent la mainmise de l’industrie.
Le lobby des dernières années a fait en sorte qu’on n’a plus le contrôle de nos forêts publiques, explique une source du ministère de l’Environnement dont nous devons aussi protéger l’identité.
Pour atteindre sa cible de préserver 17 % du territoire en 2020, Québec a créé 34 nouvelles aires protégées, situées majoritairement dans le nord de la province, où les forêts n’ont pas tellement de valeur commerciale. Mais là où le bois est convoité par les usines, le gouvernement Legault a laissé 83 autres projets en plan.
Les députés du gouvernement actuel sont plutôt dans les régions ressources. Il y a un enjeu politique. Les lobbys industriels sont extrêmement puissants.
Une source du ministère de l’Environnement
Ce lanceur d’alerte a passé une décennie à chercher des compromis, notamment avec des collègues du ministère des Forêts, pour protéger la biodiversité. Mais il est d’avis que la menace des pertes d’emplois et des fermetures d’usines dans les régions forestières où la CAQ veut se faire réélire a pesé plus lourd dans la balance.
Cette source du ministère des Forêts brise l’omerta en espérant que les choses vont changer.
Photo : Radio-Canada
Une autre source confidentielle, celle-là au ministère des Forêts, confirme que plusieurs des aires protégées non retenues avaient pourtant obtenu le feu vert de fonctionnaires, mais que l’industrie s’en inquiétait.
Sur le terrain, les pressions des industriels seraient constantes. Même quand les entreprises ne prennent pas les normes environnementales au sérieux, le travail des fonctionnaires consisterait en bonne partie à leur obtenir des dérogations pour que les coupes se poursuivent.
On est là pour l’industrie qui dit : “Fais ça, donne-moi ça, change ça.”
Une fonctionnaire du ministère des Forêts
Notre enquête démontre que la gestion centralisée des forêts dans les bureaux de Québec crée un cafouillage en région.
Il y a plusieurs ingénieurs forestiers qui refusent d’apposer leur signature professionnelle sur les documents parce que le travail est bâclé. On tourne les coins ronds. C’est garroché. Il y a beaucoup d’improvisation. Ce qui est sur papier qui vient de Québec, ce n’est pas la réalité du terrain, signale cette autre source.
L’industrie forestière génère 60 000 emplois au Québec.
Photo : Radio-Canada
Changement de culture et enquête publique réclamés
Nos sources soutiennent que les postes clés au sein du ministère des Forêts sont surtout occupés par des gestionnaires d’une autre génération.
Ils gèrent ça comme avant, même s’ils n’ont pas les connaissances à jour. Ils veulent garder la mainmise sur les décisions, témoigne la fonctionnaire du ministère des Forêts.
Le régime forestier prévoit un aménagement durable du territoire depuis 2013. Mais, d’après elle, il y a un manque de ressources et, surtout, un manque de volonté de la part des autorités pour y arriver. Les intérêts des amateurs de plein air, des Autochtones, des pourvoyeurs, des chasseurs et des villégiateurs sont rarement pris en compte. Les processus de concertation et de consultation sont qualifiés de bidon, même par ces fonctionnaires.
L’ex-forestier en chef du Québec, Gérard Szaraz, croit que malgré les belles intentions du régime forestier, on demeure dans un ministère à vocation économique. Et c’est correct, mais le contre-pouvoir qui devrait exister avec l’environnement n’est pas là.
Comme bien des ingénieurs forestiers, cet ex-sous-ministre associé croit qu’il faut décentraliser la gestion des forêts en région pour arriver à de véritables consensus. M. Szaraz propose la création de sociétés d’aménagement forestier dont ni le ministère ni l’industrie ne seraient maîtres d’œuvre.
Richard Desjardins réclame la tenue d’une enquête publique sur le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.
Photo : Radio-Canada / Martin Chabot
Richard Desjardins et son acolyte Henri Jacob croient que le gouvernement contrevient à la Loi sur l’aménagement durable du territoire en étant au service de l’industrie forestière et en ne jouant pas son rôle de gardien du patrimoine.
Leur organisme, Action boréale, demande la tenue d’une enquête publique sur la gestion du ministère des Forêts.
Une forêt, c’est de la ressource ligneuse à abattre. C’est comme ça que c’est perçu par le ministère, par son bunker de hauts fonctionnaires qui dirigent tout.
Richard Desjardins, artiste et militant
Son mandat, c’est de faire une foresterie dans le respect du développement durable. C’est la loi. Si on faisait une enquête là-dessus, on les mettrait hors-la-loi, parce que c’est une farce, actuellement, lance Richard Desjardins.
Il va falloir que la société se réveille et qu’elle fasse comprendre au gouvernement que la forêt, ce n’est pas juste une cour à bois, somme-t-il.
Malgré nos demandes d’entrevue, le ministre Pierre Dufour n’était pas disponible pour répondre à nos questions.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1774723/foresterie-mesurage-terres-publiques-complaisance-gouvernement