Planète bleue, idées vertes Une ampoule contre la pollution lumineuse
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Ampoule traditionnelle et ampoule développée par l’équipe du cégep de Sherbrooke
(Sherbrooke) Désireux de réduire la pollution lumineuse qui empêche de voir les étoiles, des professeurs-chercheurs du cégep de Sherbrooke ont lancé une ampoule à lumière ambrée pour que les citoyens puissent remplacer leur éclairage extérieur trop blanc.
Publié à 5h00
Ariane Krol La Presse
Dans la noirceur de son laboratoire sans fenêtres, Johanne Roby allume deux ampoules à diode électroluminescente (DEL) placées côte à côte. Le contraste est saisissant. Celle de gauche, vendue en quincaillerie, jette une lumière blanche et froide, très crue. Celle de droite, conçue par son labo, émet une douce lueur jaune orangé.
Le spectromètre de Mme Roby nous fournit une information supplémentaire : l’ampoule à lumière blanche émet beaucoup plus de lumière bleue. « La lumière bleue se diffuse beaucoup plus dans l’atmosphère, c’est pour ça qu’elle crée plus de pollution lumineuse et qu’on voit moins le ciel étoilé », résume l’enseignante au département de chimie du cégep de Sherbrooke.
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Johanne Roby, enseignante au département de chimie du cégep de Sherbrooke
Comme plusieurs municipalités de l’Estrie, Sherbrooke s’est dotée d’une réglementation sur le contrôle de l’éclairage extérieur, en appui à la Réserve internationale de ciel étoilé du Mont-Mégantic. Ce ciel pailleté, Mme Roby et son collègue Martin Aubé, enseignant au département de physique, veulent aussi le rendre accessible à Sherbrooke, en créant une « oasis de nuit étoilée » au-dessus du parc du Mont-Bellevue. Mais pour convaincre les résidants du voisinage de réduire la pollution lumineuse générée par leurs éclairages extérieurs, il fallait leur offrir une solution de rechange.
« Chaud et enveloppant »
En collaboration avec des étudiants de cégep et d’université, les deux chercheurs ont développé leur ampoule à DEL à faible lumière bleue, et mené une campagne de sociofinancement pour pouvoir la faire fabriquer et en donner dans un quartier proche du parc. Sur la centaine de portes auxquelles ils ont frappé, près de 80 résidants ont accepté d’en installer, remplaçant ainsi plus de 150 ampoules extérieures.
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Ampoule à DEL à faible lumière bleue
Fort de ce premier « quartier d’intégrité nocturne », le projet Oasis a commencé à offrir ses ampoules au grand public le mois dernier. Avec seulement deux points de vente à Sherbrooke, environ 350 se sont envolées en quelques semaines — l’organisation espère pouvoir les offrir en ligne.
L’ampoule, garantie cinq ans, se détaille 10 $. C’est DH Éclairage, une entreprise locale spécialisée dans la conversion aux DEL pour réduire la consommation d’énergie, qui s’est chargée de la faire fabriquer. « L’objectif ici n’est pas du tout commercial, c’est parce qu’on adhère profondément à ce qu’ils essaient de mettre en place », souligne le directeur général de DH, Dominique Morin.
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Les températures de couleur des ampoules sont habituellement indiquées sur les emballages par un chiffre suivi d’un « K » (pour kelvins). Moins il est élevé, plus la lumière sera jaune. C’est pourquoi l’ampoule Oasis de 1500 K contraste tant avec celles de 5000 K, 3000 K ou 2700 K couramment installées autour des maisons.
« Quand on compare, la différence est un peu choquante. J’ai beaucoup hésité avant de faire fabriquer le 1500 K parce que je me demandais si les gens allaient adhérer », raconte Mme Roby, qui coordonne le projet. La réaction des premiers résidants consultés, qui avaient l’impression de « faire partie d’un changement », l’a rassurée.
PHOTO FOURNIE PAR JOHANNE ROBY
Le premier quartier d’intégrité nocturne, à Sherbrooke, où le projet Oasis de nuit étoilée a fourni des ampoules à lumière ambrée aux résidants
« Quand tu t’assois pour la soirée dans ta cour, tes yeux s’habituent et c’est très agréable, c’est chaud et enveloppant. »
Horloge biologique déréglée
Les étoiles ne sont pas le seul objectif. « Notre horloge biologique est régulée entre autres par la lumière bleue. On est en train de la dérégler », dit Mme Roby en évoquant la lumière bleutée des appareils électroniques, mais aussi celle de l’éclairage extérieur qui s’infiltre souvent dans les chambres à coucher.
La lumière bleue est de plus en plus reliée au développement de cancers hormonodépendants – cancers du sein et de la prostate, et cancer colorectal.
Johanne Roby, enseignante au département de chimie du cégep de Sherbrooke
La pollution lumineuse affecte aussi la faune, ajoute Mme Roby en citant les chauves-souris, les grenouilles et la salamandre sombre du Nord. Cette salamandre classée « susceptible d’être désignée espèce menacée ou vulnérable » par Québec est présente au parc du Mont-Bellevue.
« On veut la protéger ! En plus, elle est tellement belle avec son dos tout picoté : j’aimerais qu’elle devienne notre emblème parce qu’elle a un ciel étoilé sur le dos. »
« Corridor de noirceur » de 8 kilomètres
Oasis met d’ailleurs en place un « corridor de noirceur » de 8 kilomètres, pour permettre aux animaux de se déplacer entre le parc du Mont-Bellevue et la rivière Magog. Le tracé s’accompagnera de panneaux d’interprétation. « C’est un petit corridor, mais on veut en faire la démonstration pour sensibiliser les gens avec quelque chose de concret. »
La sensibilisation se poursuivra donc autour du parc, auprès des résidants, mais aussi des entreprises, qui pourront demander la certification « Ami du ciel étoilé », décernée par la Réserve internationale de ciel étoilé du Mont-Mégantic.
Les chercheurs d’Oasis ont aussi caractérisé plus de 300 modèles d’ampoules (incluant leur taux de lumière bleue) dans une banque de données à partir de laquelle ils prévoient publier une analyse statistique dans une publication scientifique révisée par les pairs.
Ils ont aussi cartographié la pollution lumineuse de Paris, Lyon et Rennes, des données qu’ils veulent croiser avec celles de la vaste cohorte épidémiologique Constances, regroupant 200 000 Français.