Après les bancs anti-itinérance, des clôtures Frost partout à Sudbury
Des cages et des hommes
Ezra Belotte-Cousineau
Publié à 4 h 00 HNE
Des cages abritant les entrées des commerces et des immeubles sont de plus en plus nombreuses dans le centre-ville du Grand Sudbury.
Depuis plusieurs années maintenant, ces commerçants du centre-ville qui cohabitent avec des personnes sans-abri doivent composer avec ces gens vulnérables qui tentent tant bien que mal de survivre dans la rue, été comme hiver, jour comme de nuit.
Une situation complexe où la volonté de compassion des entrepreneurs se heurte au besoin de maintenir leur commerce en ordre et de faire prospérer leur entreprise.
Ces cages qui bloquent l’accès aux entrées des commerces, particulièrement durant la nuit, sont souvent devenues la solution la plus simple pour éviter que leur parvis ne devienne un dortoir, mais aussi un dépotoir.
Se mettre à l’abri pour dormir est une chose, mais plusieurs commerçants se retrouvent le matin face à de véritables montagnes de détritus.

Des montagnes de détritus se retrouvent souvent devant les commerces du centre-ville du Grand Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
Plus que quelques papiers ou emballages de nourriture, ils peuvent retrouver jusqu’à des excréments sur le sol en passant par des seringues contaminées et des pipes de verres brisées.
Une cage en dernier recours
Le cabinet de dentisterie de la docteure Anik Archambault a pignon sur la rue Cedar, au coin de la rue Young, juste en face d’un Tim Hortons et du terminus d’autobus de la ville.
Ces deux lieux sont particulièrement fréquentés par les personnes sans-abri.

Le cabinet de dentisterie de la Dre Archambault s’est résolu à ériger des clôtures pour protéger leur entrée principale.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
À contrecœur, Michel Toupin, le gérant du cabinet, s’est finalement résolu à installer des cages protégeant l’entrée principale, mais seulement après de nombreuses tentatives pour trouver d’autres solutions auprès de la Ville et du Service de police du Grand Sudbury (SPGS).
C’était au point où quand on arrivait au travail, on avait souvent de 5 à 10 personnes installées sur les escaliers devant l’entrée.
— Michel Toupin, gérant Cabinet Anik Archambault
M. Toupin explique que cette situation s’est développée progressivement, mais que la pandémie de COVID-19 a dramatiquement accru leur présence.
Le gérant explique aussi que les employés du cabinet de dentiste retrouvaient beaucoup de seringues usagées sur place et qu’ils devaient aussi souvent nettoyer les besoins personnels des personnes sans-abri.
Face aux difficultés à convaincre ces personnes de quitter l’entrée, M. Toupin a demandé de l’aide à la Ville, mais il affirme n’avoir reçu aucun support de l’administration municipale qui l’a redirigé vers le SPGS.
Il s’est donc adressé aux policiers pour obtenir aide et conseils. Il y a cinq ans, on n’avait pas de caméras, pas de gros éclairages, ce n’était pas un besoin, explique-t-il.
Tout ça a finalement changé et le cabinet s’est résolu à installer petit à petit des caméras, des lumières, des affiches et finalement, une cage. Une dépense de plus de 20 000 dollars épongée par le commerce.
On ne voit rien [de la Ville]. C’est nous qui devons nous débrouiller.
— Michel Toupin, gérant Cabinet Anik Archambault

*Des éclairages rajoutés par le cabinet de la Dre Archambault ont fini par attirer plus de gens durant la nuit plutôt que de les tenir à l’écart.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
Toutefois, malgré les suggestions de la police que le cabinet a appliquées, rien n’y faisait. En fait, l’ajout des éclairages attirait encore plus de gens raconte M .Toupin. Seule la cage mit un terme au problème.
On est quand même sympathique envers ces gens-là et les problèmes qui existent, mais d’après nous, ce n’est pas à nous de régler ce problème, conclut-il.
L’équilibre entre devoir et compassion
Du côté du Service de police du Grand Sudbury, l’agent Dan Gélinas de l’unité de réponse communautaire rappelle que des agents patrouillent dans le secteur du centre-ville à pied et à vélo avec l’objectif de ramener un sens de la sécurité aux commerçants et à ses habitants.
Il indique que le SPGS est bien au fait de la situation dans le centre-ville et cultive de bonnes relations avec les commerçants, mais il tente aussi de tisser des liens avec la population vulnérable.

Des agents municipaux ont ordonné le démantèlement du camp de sans-abri du parc Memorial du Grand Sudbury mercredi.
PHOTO : CBC / SARAH MACMILLAN
Face aux appels des commerces leur demandant de déplacer les dormeurs qui se trouvent sur leur propriété, le SPGS tente d’adopter une attitude compassionnelle, explique le constable.
Après avoir fait contact avec cette personne [sans-abri], nous lui demandons de s’identifier. […] Le but est de s’assurer premièrement que cette personne est correcte et en sécurité. C’est rien de mal.
— Agent Dan Gélinas, Unité de réponse communautaire du Service de police du Grand Sudbury
Une fois le contact établi, M. Gélinas explique que les patrouilleurs vont tenter d’en apprendre davantage sur la situation de l’individu vulnérable. Qu’est-ce qui se passe dans leur vie? De quoi ont-ils besoin? Y-a-t-il des organismes avec qui on peut les mettre en contact?
Mais au bout du compte, les agents vont et doivent s’assurer que les dormeurs ramassent leurs effets personnels et quittent l’entrée du commerce.
Le constable de l’unité communautaire admet que parfois, les patrouilleurs vont essuyer des refus, mais il rappelle que ses agents sont entraînés à désamorcer les situations tendues.
Dormir dehors n’est pas un crime, mais…
L’agent Dan Gélinas confirme que dormir dehors n’est pas considéré comme un crime, mais cela peut dépendre de l’endroit où le dormeur se trouve.
Il explique que le principe de propriété privée s’applique et qu’un propriétaire pourrait se plaindre d’une entrée par effraction sur son domaine dans une telle situation.
Le même principe s’applique aux terrains appartenant à la Ville, mais M. Gélinas reconnaît qu’elle est très tolérante face à la présence de sans-abri.
Selon les procédures du SPGS, le désordre social se classe en différentes catégories. La première touche notamment la présence d’individus indésirables. Les autres catégories vont de la perturbation de la paix jusqu’à la prostitution.
Selon leurs données, 8433 appels relatifs à du désordre social ont été faits en 2021; 8045 l’ont été en 2022 et en 2023 jusqu’au mois d’octobre, ce sont 6612 appels qui ont été placés.

Plusieurs sans-abri occupent la devanture des commerces au centre-ville de Sudbury.
PHOTO : CBC / MARKUS SCHWABE
Le constable appelle toutefois à la prudence. Il recommande de ne pas prendre de chance considérant qu’il est difficile de prévoir comment les personnes sans-abri peuvent réagir et qu’il vaut mieux appeler le SPGS pour régler ce genre de situation.
L’architecture hostile en plein essor
L’architecture hostile est donc de plus en plus présente dans le Grand Sudbury, qu’il s’agisse de cages protégeant les entrées ou encore de pics empêchant n’importe qui de s’asseoir sur les divers éléments architecturaux des édifices.
Notons que ces installations ne visent pas uniquement les personnes sans-abri, mais peuvent aussi décourager les jeunes par exemple qui voudraient utiliser ces infrastructures pour y faire de la planche à roulettes.

Des éléments considérés comme de l’architecture hostile sont de plus en plus présents dans le centre-ville du Grand Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
Toutefois, comme le fait remarquer l’architecte Chris Baziw, ces installations ont un impact différent et bien souvent humiliant pour les populations vulnérables.
C’est troublant de voir un objet qui a été pensé pour chasser les pigeons et d’autres animaux considérés comme de la vermine, et de le détourner pour l’utiliser contre des membres de notre communauté.
— Chris Baziw, architecte pour Centreline Architecture
Une perspective qui a mené le jeune architecte jusqu’au conseil municipal du Grand Sudbury pour discuter de l’enjeu et présenter des solutions alternatives.

D’imposantes grilles bloquent dorénavant l’entrée de cet édifice fédéral du centre-ville du Grand Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
Sa thèse de doctorat complétée en 2020 portait d’ailleurs sur la façon dont les municipalités nord-ontariennes géraient l’itinérance dans leurs rues.
En permettant l’utilisation de l’architecture hostile, Mr Baziw explique que la Ville gère la localisation du problème, mais pas le pourquoi du problème.
Selon lui, cette approche qualifiée de prévention du crime par le design environnemental revient somme toute à retirer puis à déplacer le problème.
Encourager l’architecture inclusive
Afin de prouver ses dires, Chris Baziw évoque l’expérience d’architecture inclusive conçue pour sa thèse de doctorat et qu’il a menée en catimini au centre-ville du Grand Sudbury.

Chris Baziw offre des cafés gratuitement après avoir installé son mobilier inclusif dans le centre-ville du Grand Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW
En utilisant les éléments d’architecture hostile, il a conçu des bancs et des tables permettant non seulement aux personnes sans-abri de se reposer, mais aussi aux travailleurs du centre-ville d’avoir un espace plus accueillant pour prendre une pause café à l’extérieur de leur bureau par exemple.

Chris Baziw a imaginé des éléments de mobiliers inclusifs pour le centre-ville du Grand Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW

Le projet de thèse de doctorat de Chris Baziw a connu un beau succès auprès des personnes vulnérables, mais aussi auprès des travailleurs du centre-ville.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW

Chris Baziw a installé une table en se servant d’éléments d’architecture hostile.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW

Le design imaginé par Chris Baziw pour installer des bancs en se servant des grillages dans la ville.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW

Les installations inclusives de Chris Baziw ont immédiatement été adoptées par les personnes vulnérables habitant le centre-ville de Sudbury.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW

Chris Baziw a installé des bancs en se servant du grillage des palissades.
PHOTO : RADIO-CANADA / SOURCE : CHRIS BAZIW
Selon M. Baziw, le projet inclusif fut un franc succès, permettant de nombreux échanges entre divers membres de la communauté du centre-ville et en lançant aussi un débat sur la façon d’aborder l’enjeu de l’itinérance dans le Grand Sudbury.
Et les efforts de Chris Baziw ont porté certains fruits, mais des fruits qui ne plairont peut-être pas aux commerçants du centre-ville puisqu’à la suite de la présentation de l’architecte, il a été convenu que les fonds d’embellissement des façades du Plan d’améliorations communautaires ne peuvent être utilisés pour l’installation d’éléments d’architecture hostile.
L’approche coordonnée de la Ville
Pour sa part, la Ville du Grand Sudbury explique qu’elle a une approche coordonnée pour gérer les enjeux de l’itinérance dans son centre-ville.
Elle coordonne ainsi les efforts de diverses organisations dont le SPGS et d’autres organismes pour diriger ces populations vulnérables vers les services adéquats et leur offrir des options d’hébergement.
Ed Landry, le planificateur principal de la Municipalité, explique que son département est actuellement en train de développer une mise à jour du plan directeur du centre-ville.

Ed Landry explique que le Grand Sudbury développe actuellement un plan directeur pour le centre-ville.
PHOTO : RADIO-CANADA / EZRA BELOTTE-COUSINEAU
Il admet qu’il faut continuer d’avoir ce genre de discussions en termes des défis sociaux et des problèmes mentaux puisque ce plan se veut une vision du Grand Sudbury à long terme.
Ça va faire partie d’une plus grande discussion en termes des niveaux de services de la municipalité et puis de trouver des pistes à suivre.
— Ed Landry, planificateur principal Grand Sudbury
Heidi Eisenhauer est la directrice du Réseau ACCESS Network, qui vient en aide aux personnes vulnérables de la région.

Heidi Eisenhauer est directrice générale de l’organisme de réduction des méfaits Réseau Access.
PHOTO : RADIO-CANADA / FRANCIS BEAUDRY
Bien qu’attristée par l’éclosion de plus en plus de grillages dans le centre-ville, elle ne s’étonne pas que cette pratique soit devenue la solution privilégiée par les commerçants. Ironiquement, c’est d’aillleurs la solution retenue par les propriétaires de l’édifice où se trouve l’organisme d’entraide.
Nous demandons continuellement à ces gens de se déplacer, de ne pas flâner et de ne pas entrer dans les espaces. Mais où doivent-ils aller quand la vie est rude et que les refuges sont fermés à 8 h 00 du matin?
— Heidi Eisenhauer est la directrice du Réseau ACCESS Network
Elle souligne que les bibliothèques sont souvent utilisées par les populations vulnérables pour se réchauffer, tout en reconnaissant que bien que tolérés, ils n’y sont pas vraiment les bienvenus.

Des personnes sans-abri se réfugient dans les bibliothèques partout au pays (Photo d’archives).
PHOTO : DAVID HOREMANS/CBC
Les centres de réchauffement que la Ville avait installés durant la pandémie de COVID-19 ne le seront pas cet hiver.
Pour Mme Eisenhauer, l’enjeu des cages n’est que la pointe de l’iceberg qu’est le problème du sans-abrisme dans le Grand Sudbury, où plusieurs paliers de gouvernement continuent de se renvoyer la balle quant au financement des solutions.
Le problème au final fait-elle remarquer, c’est peut-être qu’en tant que communauté, nous acceptons toujours que des hommes dorment dans la rue.
Des cages et des hommes - L’architecture hostile de plus en plus présente au centre-ville de Sudbury