Dans Charlevoix, une connexion Internet peut coûter autant qu’une voiture de luxe
Pascal Miche devrait débourser plus de 45 000 $ pour obtenir une connexion internet fiable et haute vitesse, selon la soumission qui lui a été proposée.
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Sébastien Tanguay
Publié à 4 h 00
Devoir louer un bureau pour faire du télétravail… C’est ce à quoi plusieurs Charlevoisiens doivent s’astreindre depuis le début de la pandémie. Avec une connexion Internet qui peut s’interrompre à la moindre bourrasque, gens d’affaires, enseignants et même députée doivent parfois faire des pieds et des mains pour trouver une connexion convenable.
Chaque vote que Caroline Desbiens fait à la Chambre des communes, depuis le printemps, est le fruit d’un long chemin. Littéralement.
La députée bloquiste doit franchir une heure et demie de route, sur terre et sur mer, pour remplir son devoir parlementaire à distance. Depuis sa résidence à la pointe de L’Isle-aux-Coudres, débattre relève souvent de la mission impossible.
Caroline Desbiens, élue du Bloc québécois dans la circonscription de Beauport-Côte-de-Beaupré-Île d’Orléans-Charlevoix
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S’il y a un peu d’instabilité, je suis en train de parler et tout à coup, ça devient saccadé, on perd le fil, explique-t-elle. Même chose si je suis en train de voter. Je dis : "Monsieur le président, je vote en faveur de la motion’’. Et là… pouf! Ça stalle, mon vote est retardé, il faut vérifier ma connexion et ça déstabilise un peu tout le monde.
Caroline Desbiens se rend donc, chaque fois, à son bureau de comté situé à Sainte-Anne-de-Beaupré, pour être en mesure de suivre les travaux virtuels.
Souvent, près de 300 députés fédéraux assistent virtuellement aux travaux de la Chambre des communes. Pour les députés des régions, la fiabilité d’Internet devient un enjeu.
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Mon Internet est tributaire de la température, du taux d’humidité ou du vent, ironise la députée bloquiste. La réalité, c’est que lorsqu’il y a un vote, je dois quitter la maison, m’ajuster à l’horaire des traversiers qui sont réduits l’hiver, pour trouver une connexion efficace.
Je suis une, parmi tant d’autres, pour qui le télétravail est impossible en période covidienne.
Caroline Desbiens, députée bloquiste de Beauport—Côte-de-Beaupré—Île d’Orléans—Charlevoix
Une classe soumise à la pluie
La connexion Internet de Josée Saint-Amand, qui habite aux Éboulements, ne lui permet pas de toujours donner ses cours en ligne. Elle doit souvent faire le trajet jusqu’à La Malbaie, où elle dispose au cégep d’une connexion Internet adéquate pour donner des cours virtuels.
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La réalité de Josée Saint-Amand aux Éboulements est la même.
Charlevoix étant désormais en zone rouge, cette enseignante en soins infirmiers doit maintenant donner ses cours depuis la maison.
Les classes, bien souvent, dépendent des conditions météorologiques.
Si la météo est mauvaise, ça devient très pénible, je ne suis plus en mesure de donner mon cours, explique-t-elle.
Au point où parfois, Josée Saint-Amand doit interrompre la classe et demander un peu d’indulgence à ses étudiants, le temps qu’elle trouve une connexion Internet résistant au vent.
Ça m’est arrivé de mettre le cours en suspens et de dire : ‘’Ok, on arrête tout, laissez-moi une demi-heure pour me rendre au cégep de La Malbaie, on va recommencer le cours quand je serai arrivée’’.
Josée Saint-Amand, enseignante en soins infirmiers
C’est beaucoup de stress pour un peu tout le monde, dit l’enseignante.
Pourtant, Josée et son conjoint, Sébastien Tremblay, paient plus cher qu’en ville pour cet Internet qui défaille.
Ça nous coûte 143 $ par mois, détaille Sébastien.
Sébastien Tremblay s’accommodait de son Internet avant la pandémie, mais depuis que le télétravail et l’éducation à distance sont devenus nécessaires, les carences de sa connexion deviennent problématiques.
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Il paie deux abonnements pour assurer une connexion plus ou moins efficace à sa ferme laitière. Même à ce prix, hors de question d’être plusieurs à utiliser Internet au même moment — un empêchement qui devient vite problématique en temps de COVID.
Là, présentement, on a un garçon qui est confiné à la maison 14 jours après avoir été en contact avec un cas positif, ajoute Josée. Donc, lui aussi doit faire ses cours à distance. Deux en même temps, ça ne fonctionne pas très bien. Il ne peut pas être sur son cellulaire ou sur Teams pendant que je donne un cours. Deux sur la ligne, ce n’est pas possible.
Il faut être créatif, sourit l’enseignante.
Sébastien n’a pas le choix de l’être. Lui doit souvent participer à des réunions en raison de ses engagements dans le monde agricole.
Sa routine Zoom ressemble davantage à une chorégraphie de gymnastique qu’à une banale visioconférence.
Je suis obligé de couper ma caméra parce que sinon, le son fait juste couper et ça n’arrête pas de saccader. Quand je veux que les gens me voient, je peux allumer ma caméra, mais je dois fermer mon micro. Il faut aussi veiller à ce que les enfants n’écoutent pas la télé ou qu’ils n’aillent pas sur Internet pendant ce temps-là.
Sébastien Tremblay, propriétaire de la ferme Seva
La famille n’a pourtant pas le choix de se résoudre à un Internet semblable. Dans le rang Saint-Marie où elle habite, entre les deux grandes artères que sont la 138 et 362, c’est l’unique service disponible.
Un branchement à 46 394,71 $
La soumission rendue à Pascal Miche cet été propose d’étendre le réseau Internet haute vitesse jusque chez lui… moyennant près de 46 000 $.
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Pascal Miche, lui, a voulu savoir combien coûterait l’extension du réseau Internet haute vitesse jusqu’à sa maison, située à quelques kilomètres du centre-ville de Baie-Saint-Paul.
Le branchement s’arrête à quelques résidences de la sienne, aussi a-t-il pensé que le prix serait raisonnable.
Estimation fournie par son fournisseur, DERYtelecom : 46 394,71 $, taxes incluses.
Le câble, pourtant, s’arrête à 50 m de ma maison, souligne Pascal Miche. Ça n’a aucun bon sens.
C’est avec un Internet qui fonctionne au gré du vent, selon les mots de cet entrepreneur, qu’il administre Omerto, une plantation qui produit le seul vin de tomates au monde.
Notre Internet fonctionne par les ondes. Dès qu’il fait froid ou que le poids de la neige alourdit les fils électriques qui passent dans la vallée derrière chez moi, je perds la connexion, déplore-t-il. Deux ou trois fois par semaine, notre Internet coupe.
Pascal Miche se déplace au centre-ville de Baie-Saint-Paul, situé à quelques kilomètres de chez lui, chaque fois qu’il a besoin d’un Internet fiable pour répondre à sa clientèle.
On encourage les gens et les entreprises à venir s’installer en région, mais si on ne nous fournit même pas l’outil principal qui est Internet, à quoi servent toutes ces campagnes de promotion?
Pascal Miche, propriétaire et fondateur d’Omerto
Je pense qu’il manque de compétition dans les régions, poursuit-il. Certaines entreprises en profitent, ça, c’est certain.
Interrogé par Radio-Canada au sujet de cette soumission, DERYtelecom explique que chaque cas est unique.
L’entreprise précise néanmoins que le prolongement des branchements, même sur une courte distance, implique souvent de faire des modifications sur 2 ou 3 kilomètres de réseau et […] l’ajout d’équipements très onéreux.
DERYtelecom souligne aussi que les frais d’accès et de location des poteaux s’ajoutent à la facture.
Effectivement, les frais peuvent être très élevé [sic] selon la situation, conclut le courriel envoyé par l’entreprise.
Querelle de poteaux
Une kyrielle d’autorisations est nécessaire pour déployer le câble ou la fibre optique sur les poteaux qui bordent les routes du Québec.
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C’est aussi l’avis de Claudette Simard, préfète de la MRC de Charlevoix. Elle se bat depuis 2009 pour que sa région dispose d’un Internet comparable à ce à quoi les Québécois en milieu urbain ont droit.
En 11 ans, la technologie a évolué. Le réseau Internet de son coin de pays, par contre : très peu.
C’est épouvantable comme c’est compliqué, dénonce-t-elle.
Le déploiement de la fibre optique ou du câble se fait par les poteaux qui bordent les routes, partout au Québec. Pour pouvoir emprunter ces infrastructures, les locataires de chaque poteau, notamment Hydro-Québec et les entreprises de télécommunications, doivent donner leur feu vert.
Claudette Simard craint que la technologie promise pour 2026 par Ottawa soit déjà dépassée lorsque les Canadiens seront branchés.
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Un processus fastidieux, souvent long de deux ou trois ans, selon la préfète.
Vidéotron accuse d’ailleurs Bell de ralentir, voire, dans plusieurs cas, bloquer l’accès à ses structures de soutènement, dans une poursuite intentée cet automne.
En agissant de la sorte, Bell ralentit le développement et la mise à niveau d’Internet dans toutes les régions du Québec, indique le recours.
Interrogée par Radio-Canada, Bell affirme avoir récemment annoncé certains changements. Désormais, explique l’entreprise par courriel, Bell et Hydro-Québec peuvent permettre à des fournisseurs tiers d’installer de manière sécuritaire certains équipements sur nos structures de soutènement avant que les travaux préparatoires ne soient effectués.
Cette modification, assure Bell, permettra un accès plus rapide sur de nombreux poteaux.
Un espoir nommé Elon Musk
Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé l’octroi de près de 2 milliards de dollars pour offrir un meilleur Internet aux Canadiens vivant en région.
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Ottawa a annoncé l’octroi de 750 M$ supplémentaires, le 9 novembre, pour que 98 % des Canadiens aient accès à une connexion Internet d’au moins 50 Mbps d’ici 2026.
Aujourd’hui, environ 330 000 foyers québécois, soit un ménage sur 10, n’ont pas accès à la haute vitesse. Quelque 10 410 d’entre eux se situent dans la région de la Capitale-Nationale, précise le ministère de l’Économie.
- Le ministère indique que le programme Québec Branché offrira la haute vitesse à 52 foyers.
- Régions Branchées, un autre programme, en branchera 923.
- Le ministère promet que le ou les prochains appels à projets connecteront 9434 foyers d’ici un horizon indéterminé.
Une nouvelle accueillie favorablement par Claudette Simard, qui évite toutefois de se réjouir trop vite.
J’ai eu mon lot de déceptions au fil des années, dit la préfète.En 2026, l’Internet aura évolué et 50 mégabits par seconde, ça risque d’être déjà désuet, s’inquiète-t-elle.
Ça fait 17 ou 18 ans qu’on nous promet des améliorations qui ne viennent jamais, ajoute Jacques Demers, président de la Fédération des municipalités du Québec.
Jacques Demers, président de la Fédération québécoise des municipalités (FQM).
PHOTO : COURTOISIE FÉDÉRATION QUÉBÉCOISE DES MUNICIPALITÉS
Il craint que si la déploiement du réseau Internet en région reste entre les mains des grands gouvernements, des citoyens soient oubliés.
Si ça passe par les municipalités, on ne laissera personne derrière et on n’oubliera aucun rang. On le connaît, notre monde : on ramasse leurs vidanges à toutes les semaines!
Jacques Demers, président de la Fédération des municipalités du Québec
Lui-même doit composer avec un Internet qui, à ses meilleurs jours, atteint à peine quatre mégabits par seconde. Une connexion inadaptée pour lui, sa femme, directrice générale chez Desjardins, et leurs trois enfants — un en secondaire 5, l’autre au cégep, et l’aînée à l’université.
C’est maintenant qu’on a besoin de cet argent-là. On ne peut plus attendre, plaide encore Jacques Demers.
Dans ce contexte, certains Charlevoisiens voient leur salut numérique venir des États-Unis plutôt que de leur gouvernement.
Elon Musk, le grand patron de SpaceX, veut offrir une connexion internet haute vitesse à l’ensemble de la planète grâce à des dizaines de milliers de satellites.
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Elon Musk, l’homme d’affaires américain derrière Tesla, a récemment lancé StarLink, un réseau Internet satellitaire voué à brancher les coins les plus reculés du globe.
Le CRTC a récemment approuvé le déploiement de la technologie au Canada. Il n’en fallait pas plus pour que Pierre Bourgault dirige ses espoirs vers ce réseau sans fil.
Le câble arrête à 750 m de chez nous, dit-il. Un fournisseur m’a déjà suggéré d’installer un poteau dans ma cour pour mieux réceptionner les ondes. Ça m’aurait coûté entre 10 000 $ et 15 000 $.
Ce gestionnaire chez Ubisoft Québec ne peut, lui non plus, travailler depuis sa maison de Saint-Agnès en raison d’un branchement Internet trop lent. Il loue donc une chambre au centre-ville de La Malbaie, à 10 minutes de chez lui — et à 330 $ par mois —, pour avoir une connexion adéquate.
Il ignore quand StarLink sera accessible à sa région… mais il croit que cette technologie arrivera sans doute plus vite chez lui que le câble ou que la fibre optique, soumis à la moindre querelle de poteau.