“Ça prend un gouvernement qui a une volonté politique pour créer des filières, c’est-à-dire s’assurer qu’au moment où le bardeau sort du toit, il soit embarqué, traité pour qu’il s’en aille au recyclage, à la récupération, puis qu’il soit remis sur le marché de façon transformée”
Résumé
Des bardeaux usagés qui pourraient faire du chemin
La route vers le recyclage des bardeaux d’asphalte usagés est semée d’embûches au Québec.
Les bardeaux d’asphalte usagés pourraient servir à nouveau en entrant dans la composition d’enrobés bitumineux utilisés pour l’asphaltage des routes.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Publié à 4 h 00 HNE
Au Québec, la majorité des bardeaux d’asphalte, qui dominent sur les toitures en pente en raison de leur plus faible coût, aboutissent dans des sites d’enfouissement. Selon plusieurs intervenants, il s’agit pourtant d’une ressource qui pourrait être utilisée plus judicieusement…. dans les chaussées. Toutefois, cette idée ne fait pas beaucoup de chemin malgré les ambitions de Recyc-Québec.
L’ingénieur à la retraite Gilles Bernardin est intarissable quand il s’agit des bardeaux d’asphalte usagés. Je ne connais pas beaucoup de débris de construction, exception faite de l’aluminium, du fil de cuivre ou de l’acier, qui ont une valeur inhérente aussi importante, explique ce passionné des matériaux mal-aimés.
L’ingénieur à la retraite Gilles Bernardin
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Les bardeaux contiennent de 15 à 30 % de bitume qui, lui, vaut environ 1000 $ la tonne. Pour une toiture de maison unifamiliale, cela peut équivaloir à plusieurs centaines de dollars.
Présentement, la vaste majorité des bardeaux usagés retirés des toitures aboutissent dans les sites d’enfouissement. Pour Gilles Bernardin, qui se démène depuis des années pour en faire reconnaître la valeur, cela constitue une aberration.
Au Québec, on a le “envoye à dompe” assez facile. Je trouve ça extrêmement triste quand un matériau avec ce potentiel d’économies est envoyé à l’enfouissement, fait-il valoir.
Des toitures aux sites d’enfouissement
En 2021, environ 64 000 tonnes de bardeaux ont été jetées aux ordures au Québec, soit une superficie équivalente à au moins 600 terrains de football, souligne Nicolas Bellerose, conseiller en environnement chez Recyc-Québec. Pour lui, il s’agit d’une quantité préoccupante.
Ce n’est pas tout : en une seule année, environ la même quantité a été envoyée dans les sites d’enfouissement pour recouvrir les déchets ou les chemins d’accès.
Ce n’est vraiment pas un usage idéal. C’est plutôt considéré comme un mal nécessaire, dans un certain sens*.* Ce n’est pas de l’élimination, mais c’est tout proche, affirme-t-il.
Nicolas Bellerose, conseiller en environnement pour Recyc-Québec
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
C’est sans compter tous les bardeaux usagés qui finissent illégalement dans la nature. Il pourrait y en avoir jusqu’à 60 000 tonnes annuellement, selon Recyc-Québec, qui ignore toutefois l’ampleur exacte de ce phénomène.
Marcel Poiré est le président-fondateur de l’organisme PurNat, dont la mission consiste à nettoyer les dépotoirs illégaux. Il a accepté de nous faire visiter un site qu’il connaît bien, où des bardeaux ont été jetés illégalement.
On est venus trois fois ici avec soixante, soixante-dix, cent personnes, puis il en reste encore.
Une citation de Marcel Poiré, président-fondateur de PurNat
Sur le sol, en pleine nature, des amoncellements de bardeaux s’agglutinent sous l’effet des rayons du soleil.
Marcel Poiré, président de PurNat, tient dans ses mains des bardeaux d’asphalte jetés dans la nature.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Pour Marcel Poiré, les bardeaux usagés sont une véritable plaie parce qu’ils sont friables et se défont en d’innombrables petits morceaux. C’est long à nettoyer, c’est difficile. C’est peut-être la pire chose à nettoyer, estime-t-il.
Le directeur général de l’organisme Villes et régions innovantes, Pierre Racicot, qui milite pour l’économie circulaire, l’accompagne ce jour-là.
Ça prend un gouvernement qui a une volonté politique pour créer des filières, c’est-à-dire s’assurer qu’au moment où le bardeau sort du toit, il soit embarqué, traité pour qu’il s’en aille au recyclage, à la récupération, puis qu’il soit remis sur le marché de façon transformée, déclare-t-il.
Pierre Racicot et Marcel Poiré posent sur un tas de bardeaux d’asphalte jetés en pleine nature.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Du bardeau dans les chaussées
Recyc-Québec a trouvé une solution. Les bardeaux, la meilleure façon de les recycler – ce qui se fait aussi ailleurs –, c’est de les remettre dans un mélange pour faire un nouvel asphalte, explique le conseiller en environnement Nicolas Bellerose.
L’idée tient la route, selon le chercheur Alan Carter, qui nous reçoit au Laboratoire sur les chaussées et les matériaux bitumineux, dont il est responsable à l’École de technologie supérieure.
Le bardeau et une route, c’est similaire. Dans les deux cas, on parle de bitume de masse granulaire. C’est presque la même recette, soutient Alan Carter en nous montrant des échantillons de chaussée qui contiennent des résidus de toiture.
Alan Carter, professeur titulaire et responsable du Laboratoire sur les chaussées et les matériaux bitumineux de l’École de technologie supérieure.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Pour lui, les bardeaux usagés, une fois déchiquetés, ont leur place dans les chaussées de la province. Pour nous, les bardeaux, ce n’est pas un déchet. C’est une ressource première, précise-t-il.
Cependant, l’idée ne fait pas beaucoup de chemin. En fait, il n’y a pas de demande pour ce type d’asphalte de la part des principaux donneurs d’ouvrage que sont les municipalités et le ministère des Transports, selon Bitume Québec, un organisme qui représente la majorité des entreprises de pavage.
Un asphalte neuf avec 100 % de matériaux neufs comparativement à de l’asphalte qui contient des matériaux recyclés, c’est le même prix. Il y en a qui se disent : “Pour le même prix, je veux du 100 % neuf.” Malheureusement, c’est vrai : il y en a plusieurs qui disent ça, souligne Stéphane Trudeau, ingénieur et directeur technique de cet organisme.
Stéphane Trudeau, ingénieur et directeur technique chez Bitume Québec
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Au Québec, l’utilisation de bardeaux usagés dans les chaussées est bel et bien autorisée, sauf pour les autoroutes. Depuis 2011, le ministère des Transports permet d’en intégrer de 3 à 5 % dans les mélanges d’enrobés bitumineux, soit de l’asphalte.
Toutefois, pour l’industrie, il n’y pas d’incitatif à utiliser les bardeaux usagés. Pour l’instant, Bitume Québec préfère se concentrer sur le recyclage du vieil asphalte retiré lors de la réfection des chaussées, pour lequel l’organisme s’est fixé des objectifs.
Aucune obligation
Or, l’intégration de petites quantités de bardeaux usagés dans les enrobés pourrait faire des miracles. Admettons, demain matin, qu’on décide de prendre 100 % du bardeau qui va à la décharge, de mettre dans les enrobés un minime pourcentage de bardeaux à l’intérieur. On est capables à peu près d’éliminer le problème, pense le chercheur Alan Carter.
Pour Bitume Québec, si c’était obligatoire d’en intégrer, l’industrie s’ajusterait. > Aux États-Unis, il y a des quantités de bardeaux qui sont intégrées dans les enrobés bitumineux. Pourquoi est-il si difficile de sortir les gens du statu quo?
Une citation de Gilles Bernardin, ingénieur à la retraite
Des échantillons de bardeaux, de bitume et de granulat qui servent à la composition d’enrobés bitumineux pour l’asphaltage des routes.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
En juin dernier, Recyc-Québec a présenté ses actions prioritaires pour réduire l’enfouissement des résidus de construction, de rénovation et de démolition (CRD) – dont font partie les bardeaux d’asphalte – et pour augmenter leur recyclage et leur réutilisation.
Les résidus CRD représentent près du tiers (32 %) de toutes les matières éliminées chaque année, selon Recyc-Québec. En 2021, seulement 53 % de ces résidus ont été acheminés vers un centre de tri.
Pour l’instant, en ce qui a trait aux bardeaux, Recyc-Québec nous indique qu’aucune mesure contraignante n’est prévue. L’organisme mise plutôt sur la sensibilisation.
La végétation tente de pousser à travers des bardeaux d’asphalte jetés en pleine nature.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Vézina
Néanmoins, deux grands fabricants de bardeaux d’asphalte ont lancé des initiatives en matière de recyclage de bardeaux.
En effet, BP Canada indique que son usine d’Edmonton « a commencé à rediriger les déchets de bardeaux pour les utiliser dans des applications de pavage ».
De son côté, l’entreprise IKO a annoncé l’an dernier la mise en service de son usine de recyclage de bardeaux située à Hawkesbury, en Ontario. Ce reportage de la journaliste Marie-France Bélanger et du réalisateur Jean-François Vézina est présenté à l’émission La facture mardi à 19 h 30 (HNE), samedi à 12 h 30 à ICI Télé et dimanche à 17 h 30 sur ICI RDI.