Lettre d’opinion de François William Croteau, ancien maire de RPP, dans le Devoir à la suite de l’annonce pour Sainte-Catherine Ouest
Texte complet : À qui appartient la rue commerciale?
À qui appartient la rue commerciale?
Même si on dit « En avril, ne te découvre pas d’un fil », dès qu’un 16 degrés ensoleillé se pointe, on se laisse tenter par l’envie d’enlever une pelure. Je me rappelle mes premiers moments à Montréal, fraîchement débarqué de ma banlieue nord, Terrebonne. C’était impressionnant de voir toutes ces personnes marcher sur Mont-Royal et Saint-Denis, en quête d’air printanier. À l’époque, ce coin du Plateau était un peu le centre du monde cool pour venir chiller à l’est du boulevard Saint-Laurent. Un certain Ivan Demidov n’était même pas né !
Après quelques années passées dans le quartier Côte-des-Neiges, j’ai finalement posé mes pénates dans Rosemont–La Petite-Patrie. L’offre commerciale de proximité n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Pour un simple pesto un peu raffiné, il fallait encore aller sur le Plateau. C’était la même chose pour les habitudes culturelles et gastronomiques : la rue Saint-Denis et l’avenue du Mont-Royal étaient alors des destinations, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Certains nostalgiques s’imaginent que ces rues conservent leur vieux statut unique, mais soyons honnêtes : tout ce que le Plateau offrait jadis aux Terrebonniens se trouve aujourd’hui à Terrebonne. Plus personne n’a besoin de sortir de son coin pour tout trouver — ou presque. Certains lieux comme la rue Sainte-Catherine, et à certains égards, la Plaza Saint-Hubert, se distinguent encore comme destination commerciale.
La semaine dernière, par la voix de son responsable au développement économique au comité exécutif, Luc Rabouin, la Ville de Montréal annonçait qu’elle allait revoir le processus de piétonnisation de la rue Sainte-Catherine Ouest, entre les rues Peel et Saint-Marc. Glenn Castanheira, directeur général de Montréal centre-ville, a salué ce geste d’ouverture de l’administration et dit espérer des discussions bilatérales qui permettront de mener à bien un projet auquel les deux organisations semblent encore croire.
Nous verrons où mèneront ces discussions. Mais il faut rappeler qu’en toutes circonstances — qu’il s’agisse d’un tramway, d’un immeuble de 30 étages, d’un réseau express vélo ou d’un poste électrique — tout est une question de contexte. Le milieu dans lequel s’inscrit un projet compte tout autant que le projet lui-même. Derrière un simple lot ou un tronçon de rue, il y a une histoire, des gens qui y vivent, d’autres qui y travaillent ou y passent. Bref, rien n’est jamais simple lorsqu’un projet vient transformer radicalement un quartier.
Quand on parle de piétonnisation, il serait périlleux d’aborder toutes les rues de la même manière. Aucune n’a la même histoire, le même mix commercial, le même ancrage dans sa communauté, le même aménagement, ni le même accès au transport collectif ou automobile. Chaque rue mérite son propre projet. Comme pour bien des enjeux urbains, on cherche une solution simple à des problèmes complexes. C’est souvent là que les choses peuvent déraper, et qu’on entend évoquer un peu trop légèrement le fameux syndrome du « pas dans ma cour ».
Prenons la Plaza Saint-Hubert. Plus tôt cette année, on apprenait l’abandon du projet de piétonnisation, malgré un immense succès populaire. Une faible majorité de commerçants s’y est opposée, et la direction de la Société de développement commercial a naturellement dû retirer son appui. Puisque ce sont les membres qui paient les cotisations, ceux-ci s’attendent à ce qu’on défende leur voix. Pourtant, la majorité des usagers et des résidents du quartier étaient favorables au maintien du projet. Encore une fois, tout est une question de contexte. La Plaza est déjà une rue partagée, où les piétons ont priorité sur toute la chaussée, entre de Bellechasse et Jean-Talon, et ce, même en présence de voitures, de vélos ou d’autobus. Peut-être que la solution n’était pas de la piétonniser, mais de mieux assumer ce qu’elle est — en renforçant les aménagements en place et la signalisation ? On aurait ainsi pu mieux répondre aux aspirations des commerçants, des clients et des résidents.
Dans tout ce débat, on oublie trop souvent les personnes qui vivent la rue au quotidien — les clients, les résidents, les travailleurs, les organisations locales qui n’ont pas pignon sur rue. C’est ce qui me turlupine depuis des années. À qui appartient la rue commerciale au juste ? Seulement aux commerçants ? Je ne le crois pas. Elle appartient à toute une communauté, et même davantage. Ces rues sont devenues des symboles identitaires pour leur quartier. Leur avenir concerne tout le monde. Pourtant, les résidents et les usagers n’ont souvent aucun mot à dire sur leur aménagement. Le modèle actuel de gouvernance des rues commerciales ne tient plus la route.
Dans un contexte marqué par le commerce en ligne, la transformation des modes de vie et les nouveaux besoins en mobilité, il est intenable d’exclure les citoyens des décisions qui façonnent leur environnement quotidien. Ce sont eux qui paient la majorité des aménagements par leurs taxes, qui y circulent, s’y croisent, y vivent. Si l’on veut des rues commerciales qui reflètent vraiment la communauté qui les fréquente, il faut en finir avec un modèle où seuls les commerçants ont un droit de veto. Il est temps de réformer la gouvernance pour qu’elle devienne ouverte, démocratique et enracinée dans chaque milieu de vie. Cela permettra aussi d’enlever l’épée de Damoclès qui plane au-dessus des commerçants, trop souvent les seuls à porter la pression des décisions collectives. C’est ainsi que nous réussirons à trouver le juste équilibre, dans l’intérêt de chacun.