«J’ai grandi dans une civilisation sans auto»
*Photo: Musée McCord/Domaine public
Un tramway sur la rue Sainte-Catherine autour de 1893-1894
Alexis Riopel
Pôle environnement
8 juillet 2023
Société
Vivre de manière plus durable, c’est possible. Le siècle dernier regorge d’exemples qui pourraient maintenant inspirer notre transition écologique. Dans sa série L’histoire à l’envers, Le Devoir sonde la mémoire de ceux qui ont connu ce monde plus sobre en énergie et en ressources.
Le père de Michèle Stanton-Jean était fonctionnaire à Québec. Dans les années 1940 et 1950, son moyen de transport, c’étaient ses jambes. Chaque jour, il parcourait à pied les cinq kilomètres entre son domicile, près de l’hôpital Saint-Sacrement, et son lieu de travail. « Il venait même luncher à la maison ! C’étaient de très longues marches, et il ne prenait jamais les transports en commun. Il faisait ça avec un ami », raconte sa fille, née en 1937.
À cette époque, la vie des Québécois — ceux des villes, du moins — se déroulait largement sans voiture. Ils se déplaçaient à pied, à vélo ou en tramway. Le quotidien s’articulait dans une plus grande mesure autour de la maison, du voisinage et des services de proximité. La majorité des familles, pauvres, n’avaient tout simplement pas les moyens d’acheter une voiture.
Même un fonctionnaire comme Roger-Henry Stanton, un comptable agréé qui avait étudié à l’Université McGill, n’avait pas un revenu suffisant pour se payer une automobile tout en pourvoyant aux besoins de ses cinq enfants. « Sous Duplessis, il n’avait pas un gros salaire », explique sa fille. Donc, il marchait. Et, bien évidemment, le reste de sa famille faisait de même.
« On faisait tout à pied », résume Mme Stanton-Jean, qui a vécu à Québec jusqu’à ses 22 ans, donc en 1959. Enfant, elle marchait seule jusqu’à l’école. Quand le vent et la neige lui soufflaient dans le visage, elle y allait à reculons. Le trottoir et la rue n’étaient pas toujours très bien déblayés : des hommes les déneigeaient à la pelle. Ils mettaient la neige dans des « banneaux » tirés par des chevaux.
Adolescente, elle se rendait à bicyclette au collège Bellevue, à plusieurs kilomètres de chez elle, pour suivre son cours classique. Mme Stanton-Jean, historienne de formation, se rappelle une ville plus propice aux piétons. « Il n’y avait pas beaucoup d’autos », fait-elle remarquer. « Maintenant, c’est la folie furieuse ! »
Le premier moyen de transport motorisé qu’elle emprunta en ville, c’était le tramway. Elle allait acheter des journaux pour son père. Et elle sautait aussi dans le tram pour aller à ses réunions de guides. « J’ai grandi dans une civilisation sans auto », dit-elle.
Dans son quartier de Québec — la paroisse des Saints-Martyrs-Canadiens —, « le curé ne voulait rien savoir d’avoir des commerces ». On y trouvait donc très peu de services de proximité. La mère de Mme Stanton-Jean faisait son épicerie au téléphone, « chez monsieur Vachon », qui la livrait à domicile. Elle commandait également des médicaments à la pharmacie. Pour se procurer certains biens, comme des chaussures, la famille devait se déplacer au centre-ville de Québec.
Les enfants en liberté
Andrée Lévesque, née en 1939, a grandi pour sa part à Outremont, sur l’île de Montréal. Sa famille, plutôt aisée, possédait une voiture dans les années 1940. Son père la conduisait à son travail « dans le bas de la ville ». Sa mère allait faire ses courses à pied, notamment chez Steinberg. « On se servait des services de proximité, on marchait », note Mme Lévesque.
Dans les rues, déjà à sept ans, elle faisait partie de l’essaim d’enfants qui se rendaient à l’école par leurs propres moyens. « On n’était pas seuls sur le trottoir », se rappelle-t-elle. La force du nombre rendait le voyage plus sécuritaire. À 10 ans, la jeune fille enfourchait sa bicyclette et pédalait dans la rue — sans casque sur la tête, évidemment. « Il faut se rappeler que les enfants étaient beaucoup moins surveillés. »
Cette octogénaire se souvient de rues résidentielles bondées de piétons. Les citadins se rendaient fréquemment dans les grands parcs, comme le mont Royal, pour une promenade ou un pique-nique. Et le soir, faute de pouvoir regarder la télévision, les adultes avaient l’habitude d’aller se promener dans leur quartier. « Ça se voit moins maintenant », estime-t-elle.
La jeune Andrée Lévesque marchait aussi pour aller au cinéma. À l’époque, l’entrée aux « vues » était interdite aux personnes de moins de 16 ans. (Cette loi découlait notamment du terrible incendie du Laurier Palace, en 1927, qui avait tué 78 enfants.) « J’ai commencé à aller au cinéma à 13 ans, en mettant du rouge à lèvres [pour paraître plus vieille]. Et bon, on marchait. »
« Quand j’ai commencé à avoir un boyfriend, on allait au cinéma. On se déplaçait en tramway ou en autobus. Il n’était pas question que lui, ou moi, possède une voiture avant de se marier, c’était hors de question. Quand j’ai commencé l’université, aucun de mes amis n’avait une auto. Certains pouvaient peut-être emprunter l’auto de leurs parents pour la fin de semaine, mais c’était plutôt exceptionnel. On se déplaçait partout en tramway, en autobus et à pied. »
« Mes parents n’ont jamais eu d’auto. Ça n’a jamais été un problème », observe quant à lui Robert McGreggor, né en 1940. Son père, un cheminot, n’a pas une seule fois de sa vie conduit une voiture. Malgré son patronyme écossais, le jeune garçon a grandi entouré de la famille de sa mère, d’origine italienne, dans la Petite Italie, à Montréal. À une exception, ses oncles n’avaient pas de voiture non plus.
« L’intérêt était à la maison » à cette époque, relève M. McGreggor. Aujourd’hui, pense-t-il, les gens ne veulent plus passer leurs temps libres à jouer aux cartes. « Je me souviens, tous les dimanches, quand j’étais petit, on allait souper chez un membre de la famille, ou bien un groupe venait souper chez nous. Ça se faisait à pied, on était tous dans le même quartier, avenues Henri-Julien, de Gaspé, rue Saint-Denis… »
Comment s’y prendre pour orchestrer le grand retour vers le transport actif et collectif dans les villes du Québec du XXIe siècle ? Difficile de délaisser les grosses voitures qui procurent confort et isolement… « Il faudrait vraiment tout transformer, la mentalité en même temps que l’espace urbain, estime Mme Lévesque. On ne peut pas faire l’un sans faire l’autre. Si les gens veulent des solutions individualistes, ils ne seront pas prêts à accepter des solutions collectives. »