Résumé
AnalyseTaxe carbone : va-t-on revenir à l’ère de la pollution gratuite?
La tarification carbone a un but principal : faire en sorte que la pollution ait un prix. Abolir cette taxe fédérale mettrait fin à ce principe, désormais accepté dans toutes les économies développées de la planète. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doit pas être améliorée.
Pierre Poilievre lors d’une allocution avec, sur le lutrin, un slogan invitant à abolir la taxe carbone.
Photo : La Presse canadienne / PATRICK DOYLE
Publié à 4 h 00 HAE
Pierre Poilievre ne manque pas d’épithètes pour décrire la tarification carbone du gouvernement fédéral. Un exemple parmi d’autres : le 15 septembre dernier, il en parlait comme d’une « menace existentielle » pour l’économie canadienne, qui va engendrer un « hiver nucléaire », une « famine massive » et de la « malnutrition » d’ici 2030.
Cette taxe, soutient-il, forcerait déjà 2 millions de Canadiens à utiliser les banques alimentaires et le quart des enfants du pays à aller à l’école le ventre vide.
M. Poilievre n’a toutefois pas démontré jusqu’ici en quoi la seule taxe carbone causait ces graves problèmes.
Il promet toutefois de l’abolir s’il devient premier ministre et souhaite que la prochaine campagne électorale fédérale soit en quelque sorte un référendum sur cette question.
Depuis quelques jours, le chef conservateur s’est trouvé un allié improbable sur cet enjeu, à la gauche du spectre politique, au NPD. Jagmeet Singh refuse en effet de s’engager à maintenir la tarification carbone destinée aux consommateurs si son parti prend le pouvoir. Il affirme que les travailleurs ne devraient pas porter le fardeau de la lutte contre les changements climatiques.
Pourquoi tant de rancœur envers la taxe carbone? En partie parce qu’elle est mal comprise, notamment parce que le gouvernement libéral a échoué à bien l’expliquer aux Canadiens.
Mais est-elle si inefficace qu’on le dit?
Au Canada, le débat sur la tarification carbone nourrit la confusion chez les électeurs. Qui paye quoi? Où vont les revenus? Quand les opposants de cette politique disent qu’ils vont abolir la taxe carbone, que veulent-ils dire exactement?
Nous évoluons de fait dans un système mixte. Ainsi, certaines provinces ont leur propre système de tarification et ne relèvent donc pas sur cet aspect du fédéral.
D’autres provinces, par contre, sont soumises à celui d’Ottawa pour ne pas avoir instauré leur propre système.
On y trouve deux types de tarification : la tarification industrielle, qui vise les grands émetteurs industriels, et la tarification sur les combustibles, qui vise les distributeurs d’énergies fossiles.
C’est cette dernière mesure qui touche plus directement les consommateurs, car ceux-ci paient en conséquence leurs carburants plus cher. En guise de compensation, cependant, Ottawa retourne parfois plus que l’équivalent de cette redevance aux consommateurs, selon différents critères socio-économiques et géographiques.
La tarification : efficace quand on y ajoute des incitatifs
Dans une publication sur le réseau X le 13 septembre dernier, Ian Brodie, l’ancien chef de cabinet de Stephen Harper de 2006 à 2008, a donné un bon exemple (Nouvelle fenêtre) du type de rhétorique qui circule sur la taxe carbone ces jours-ci : 16 ans de taxe carbone en Colombie-Britannique n’ont pas permis d’arrêter les grands feux de forêt dans cette province .
Des propos qui illustrent bien le genre de sophisme utilisé par les opposants à la tarification carbone, pour la dépeindre comme une politique inefficace.
Les bouleversements du climat ont des effets tellement complexes, il est évident qu’une seule politique ne pourra jamais permettre d’éviter un événement climatique extrême bien précis.
Mais pour autant, la taxe carbone est-elle une politique aussi inefficace que certains le prétendent? Est-ce que l’idée de mettre un prix sur la pollution est une politique qui permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES)?
Citons d’abord un chiffre : selon la compilation la plus récente de la Banque mondiale, 53 pays (Nouvelle fenêtre) à travers le monde préconisent la tarification carbone, dont la vaste majorité des pays de l’OCDE, et plusieurs économies émergentes comme la Malaisie, le Vietnam, le Chili ou la Turquie. C’est plus du quart des pays de la planète.
La Banque mondiale indique qu’en à peine une décennie, la part des émissions de GES couverte par des taxes et des marchés sur le carbone est passée de 7 % à 24 %. Près du quart des émissions mondiales.
Le plan fédéral de tarification du carbone vise à faire diminuer les émissions de GES, responsables du réchauffement climatique, dans l’atmosphère.
Photo : Reuters / Peter Andrews
Dans un article publié dans la revue Science (Nouvelle fenêtre) en août dernier et qui a fait grand bruit, des chercheurs de l’Institut de recherche de Postdam ont analysé 1500 politiques climatiques mises en place dans 41 pays entre 1998 et 2022.
De toutes ces politiques, seules 63 se sont avérées efficaces, c’est-à-dire qu’elles ont mené à une réelle baisse des émissions, pour une réduction moyenne de 19 %.
Quelle est la clé du succès de ces politiques, selon les chercheurs?
Une combinaison bien orchestrée de tarification du carbone d’un côté, et d’incitatifs fiscaux et financiers de l’autre.
Il ne faut pas seulement contraindre, il faut aussi inciter. Il ne faut pas seulement taxer, il faut aussi subventionner, concluent les auteurs de l’étude. Ils expliquent bien qu’aucune politique climatique ne sera pleinement efficace si elle est opérée en solo.
La bonne combinaison des mesures est cruciale, concluent les chercheurs. Par exemple, les subventions ou les réglementations ne suffisent pas à elles seules; ce n’est qu’en les combinant avec des instruments basés sur les prix, tels que les taxes sur le carbone et l’énergie, qu’elles peuvent permettre des réductions d’émissions substantielles.
Les chercheurs donnent l’exemple du Royaume-Uni, qui est devenu un véritable modèle des pays industrialisés pour ce qui est de la réduction de GES. Le pays a réduit ses émissions de 53 % depuis 1990, et de 6 % entre 2022 et 2023. L’établissement d’un prix minimum sur le carbone pour les grands émetteurs en 2013 n’a pas eu l’effet escompté, jusqu’à tant que le gouvernement combine à cette politique des subventions pour développer des méthodes de production plus propres, notamment au moyen des énergies renouvelables.
Mais au cœur d’une politique efficace, une constante : il faut imposer un prix sur la pollution.
La taxe carbone est-elle efficace au Canada?
Il est difficile d’évaluer l’efficacité précise de la tarification carbone du gouvernement canadien, puisque celle-ci est relativement récente. Elle est entrée en vigueur en 2019, mais la pandémie a retardé sa mise en œuvre. Le ralentissement économique qui en a résulté brouille un peu les données.
Au Canada, ce qu’on appelle la taxe sur le carbone réfère en fait à deux systèmes différents : l’un qui s’applique aux consommateurs de carburants et l’autre qui couvre l’industrie.
Dans une étude (Nouvelle fenêtre) publiée en mars dernier, les chercheurs de l’Institut climatique du Canada ont analysé quelles politiques climatiques auront le plus d’effet sur les émissions au cours des prochaines années au Canada.
Leur conclusion est à retenir : c’est la taxe carbone industrielle qui sera le principal moteur de réduction des émissions d’ici 2030 au Canada, et de loin. À elle seule, elle sera responsable de 20 % à 48 % de toutes les réductions d’émissions au pays d’ici la fin de la décennie. C’est vraiment à souligner.
Un automobiliste en train de faire le plein à une station-service.
Photo : Radio-Canada / Ben Nelms
D’ailleurs, Pierre Poilievre n’a jamais voulu confirmer qu’il abolirait cette partie de la tarification carbone. C’est le volet consommateur qu’il veut d’abord abolir.
Pour sa part, la taxe carbone destinée aux consommateurs ne sera pas aussi efficace, mais sa contribution sera tout de même de 8 % et 14 % du total des baisses d’émissions.
Au minimum donc, ces deux taxes vont générer près du tiers des réductions de GES au pays d’ici 2030, et au mieux, près des deux tiers.
Ce n’est pas exactement ce qu’on peut qualifier de politique inefficace.
D’autant que pour ce qui est du volet consommateur de la tarification, 90 % des revenus de la taxe fédérale sont retournés aux citoyens, et 80 % d’entre eux reçoivent plus qu’ils ne paient.
Un message mal formulé, mal défendu
Si la taxe carbone est dénoncée de part et d’autre du spectre politique aujourd’hui, c’est surtout parce que le gouvernement libéral n’a pas su bien l’expliquer aux Canadiens, notamment pour en souligner les bienfaits.
La communication à cet égard a été un échec : selon un sondage Abacus réalisé en janvier dernier auprès de 2199 adultes, 49 % des Canadiens disaient n’avoir jamais reçu de remises financières d’Ottawa en lien avec la tarification carbone, alors que c’était le cas.
La moitié.
Or, une famille de quatre personnes peut recevoir jusqu’à 1800 $ par année avec cette remise, selon des critères géographiques.
Il n’y a rien d’étonnant dans ce résultat, puisque la remise était faite discrètement tous les trois mois, dans de nombreux cas par dépôt direct, sans inscription explicite dans les comptes bancaires.
Ottawa a beau avoir rebaptisé sa taxe Remise canadienne sur le carbone et obligé les banques à changer le terme qui apparaît dans le compte lors du dépôt électronique, le mal semble être déjà fait, il est un peu tard pour rectifier le tir.
Ottawa n’a pas su, non plus, contrer les attaques des oppositions selon lesquelles la crise de l’inflation au pays serait en bonne partie attribuable à la taxe carbone. Or, selon la Banque du Canada, la tarification carbone contribue de façon marginale à la hausse du coût de la vie. Comme l’expliquait (Nouvelle fenêtre) à des journalistes, il y a un an, le gouverneur de cette institution, Tiff Macklem, la taxe carbone contribue à 0,15 % de la hausse de l’inflation annuelle au Canada. L’effet sur l’inflation d’une année sur l’autre est relativement faible, a déclaré M. Macklem.
Le premier ministre Justin Trudeau aux Communes.
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
Mais le gouvernement Trudeau a failli à communiquer aux Canadiens ces faits de façon efficace.
Une lacune qui, aujourd’hui, prête flanc aux nombreuses attaques du chef conservateur. Qu’il torde la vérité ou non, il semble faire mouche.
Toutefois, que propose Pierre Poilievre en retour s’il abolit la taxe?
Que dira-t-il aux entreprises qui détestent l’incertitude économique et qui ont déjà investi des sommes importantes pour moderniser leur mode de production?
Comment expliquera-t-il aux Canadiens qu’ils ne recevront plus la remise trimestrielle?
Quelle stratégie propose-t-il face à la rapide transition énergétique en cours aux États-Unis? La politique de modernisation des infrastructures, l’Inflation Reduction Act*,* nourrie par des centaines de milliards d’argent public et privé, contribue à transformer rapidement la structure économique de nos voisins, et les énergies propres sont au cœur des changements en cours. Le Canada sera-t-il en reste?
Et surtout, comment expliquera-t-il aux Canadiens, les jeunes comme les moins jeunes, qui subissent de plein fouet les effets des changements climatiques, qu’on peut de nouveau polluer sans payer dans ce pays?