Le casse-tête de la densification urbaine
Il n’y a pas assez de nouveaux logements pour répondre à la demande grandissante en habitation. Des villes comme Granby et Lévis font preuve de créativité pour stimuler leur construction.
Marc-André Sabourin
1 juin 2022
llustration : Catherine Gauthier pour L’actualité
Des logements, la ville de Granby en a besoin, et ça presse ! Le taux d’inoccupation des appartements locatifs y était ce printemps de 0,1 %. À titre de comparaison, il était de 3 % à Montréal en 2021, selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement, le seuil où il devient difficile, voire impossible de se loger.
« Ça nous préoccupe beaucoup », dit la mairesse Julie Bourdon, qui, dès le mois de mai, a mis sur pied un comité d’urgence pour s’assurer qu’aucune famille n’allait se retrouver à la rue avec ses meubles le 1er juillet.
La pénurie ne touche pas que le marché locatif. Selon l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec, si l’appétit des acheteurs se maintient, il faudrait quatre fois plus de maisons en vente pour que le marché soit à l’équilibre.
La situation est semblable dans la quasi-totalité des régions, ce qui a contribué à faire exploser le prix médian des maisons individuelles de 22 % en un an : au premier trimestre de 2022, il s’établissait à 415 000 dollars. La construction a beau se maintenir à un niveau historique, « l’offre ne répond pas à la demande », résume Jean-Philippe Meloche, professeur agréé d’urbanisme à l’Université de Montréal.
La solution, sur papier, est simple : bâtir plus de maisons, condos et appartements locatifs. Le gouvernement fédéral, qui souhaite doubler le rythme annuel de construction pour atteindre 400 000 logements neufs par an d’ici 2031, a annoncé une enveloppe de 5,5 milliards de dollars dans son dernier budget afin d’accélérer les mises en chantier résidentielles.
Hélas ! Jean-Philippe Meloche peut énumérer de nombreuses raisons pour lesquelles sortir le chéquier ne suffira pas à résoudre le problème.
Il y a le manque de main-d’œuvre et les difficultés d’approvisionnement en matériaux. Il y a « la protection des grenouilles » et autres enjeux environnementaux qui, bien que légitimes, retardent, complexifient ou empêchent la réalisation de projets. Mais il y a surtout la principale entrave : la réglementation municipale.
« Dans la plupart des régions, il est interdit de construire autre chose que de l’unifamilial, déplore le professeur Meloche. Même pas du multigénérationnel. » Ce n’est pas à coups de maisons à étage, même tassées comme des sardines dans les nouveaux lotissements, que la pénurie va se résorber.
Changer le zonage municipal pour autoriser la construction de multilogements en hauteur, préférablement dans les secteurs déjà occupés pour éviter l’étalement urbain, ne coûterait pourtant rien. Sauf que, politiquement, ce serait du suicide pour bien des maires et mairesses, souligne l’expert. Des tours d’habitation dans un quartier de maisons individuelles à étage, ce n’est pas du goût de bien des résidants.
Même chose pour la conversion de sous-sols en appartements, qui serait, selon Jean-Philippe Meloche, la mesure la plus efficace pour augmenter le nombre de logements « dès demain matin ». Si bien des municipalités ne permettent pas cette avenue, c’est parce que la personne qui loue un sous-sol « n’a pas le même profil que celle qui achète une maison. Souvent, la réglementation est là pour des raisons discriminantes : s’assurer que les riches vivent avec les riches, et que les pauvres restent avec les pauvres. »
La Ville de Granby a opté pour une solution à mi-chemin. En s’inspirant de Vancouver et de Toronto, elle a modifié le zonage l’automne dernier afin d’autoriser la construction d’une « unité d’habitation accessoire » sur le terrain d’une maison existante — imaginez un grand cabanon ou un garage, en réalité un studio habitable à l’année par un parent, ou loué pour générer un revenu d’appoint. « L’objectif est de faire de la densification douce », dit la mairesse Julie Bourdon, qui espère que la mesure permettra d’ajouter des logements rapidement. Aucun citoyen ne s’en est encore prévalu, mais il y a eu quelques demandes d’information.
Si l’incapacité du marché à répondre à la demande continue de pousser les prix à la hausse, cela mènera à une « adaptation douce » des habitudes d’habitation.
Outre cette solution « douce », il existe des efforts plus directs. Granby a fait don en mai d’un terrain d’une valeur de 1,3 million de dollars à l’office d’habitation de la région, qui souhaite y bâtir 90 logements abordables. Elle fournira par ailleurs une aide financière de 1,3 million de dollars pour la création d’une coopérative d’habitation de 28 appartements.
Les groupes qui militent pour le droit au logement revendiquent depuis des années l’utilisation de terrains et d’immeubles publics excédentaires afin que des habitations y soient construites. Et ce, tant au niveau municipal que provincial et fédéral. Le Conseil du Trésor du Canada a récemment entrepris un « examen » pour déterminer si certains édifices fédéraux, moins fréquentés par les fonctionnaires depuis l’adoption de politiques de télétravail, pourraient être convertis en logements abordables. Les résultats se font toujours attendre.
À cela s’ajoute une enveloppe financière de 300 millions, annoncée dans le dernier budget, pour aider les propriétaires immobiliers à transformer eux aussi en appartements des bureaux devenus vacants depuis l’arrivée de la pandémie.
Parfois, changer la vocation d’un immeuble est une avenue semée d’embûches. Par exemple dans le cas de l’usine Bow Groupe de plomberie, à Granby, qui fabrique des tuyaux de plastique. En 2023, l’entreprise déménagera dans le quartier industriel, un lieu beaucoup plus approprié à ses activités que la zone résidentielle où elle se trouve actuellement.
La Ville veut en profiter pour densifier le quartier en ajoutant jusqu’à 306 logements dans des immeubles à deux étages, ce que permet le zonage. Aucun promoteur n’a encore manifesté son intérêt, mais déjà, lors d’une assemblée publique de consultation en mars, plus de 60 citoyens sont venus faire part de leurs inquiétudes — perte d’intimité, augmentation de la circulation, quartier « défiguré ». Beaucoup auraient préféré un nouveau parc. « Les gens sont d’accord avec le principe de la densification, dit la mairesse. Mais quand ça s’approche de chez eux, ils ont des questions et c’est normal. »
Le phénomène du « pas dans ma cour » peut facilement faire dérailler un projet. « L’importance de l’acceptabilité sociale est souvent sous-estimée », affirme David Leblond, directeur général d’Humaco Stratégies, un promoteur immobilier de Lévis. « Si un projet ne respecte pas le milieu, ça peut occasionner des ralentissements majeurs. »
David Leblond donne l’exemple d’un changement de zonage décrété par la Ville de Lévis, il y a quelques années, qui a inspiré Cocité Lévis, un complexe de 1 200 logements avec bureaux et locaux commerciaux, en bordure du pont Pierre-Laporte. « Dès le jour 1, on avait une consultante dont le rôle était de discuter avec le voisinage pour s’assurer qu’il n’y avait pas de fausse information concernant le projet. Il n’y a pas eu de pression sur personne, et on a réussi à maintenir une relation de bon voisinage. »
Ce chantier de 415 millions, qui a commencé en 2020, devrait se terminer en 2027… si tout se passe comme prévu. L’un des défis de David Leblond est « l’augmentation des coûts de construction », à un moment où la capacité de payer des acheteurs sera limitée par la hausse des taux d’intérêt amorcée par la Banque du Canada. « Arrimer les deux est de plus en plus difficile. »
Si l’incapacité du marché à répondre à la demande continue de pousser les prix à la hausse, cela mènera à une « adaptation douce » des habitudes d’habitation de la population, croit le professeur Jean-Philippe Meloche. Il donne l’exemple de Vancouver, où, malgré les prix vertigineux, la quasi-totalité de la population parvient à se loger. Les Vancouvérois cohabitent, subdivisent des logements, restent chez leurs parents. « On en parle peu, car les gens n’aiment pas ça, mais ça fait partie de la réalité. »
Cet article a été publié dans le numéro de juillet-août 2022 de L’actualité, sous le titre « Tout un chantier ! ».