Un café avec… Francesca Albanese « On ne peut pas bâtir la paix sur l’injustice »
Dans son livre Quand le monde dort, Francesca Albanese dénonce sans vergogne l’injustice en Palestine. Jointe par Rima Elkouri, la juriste italienne et rapporteuse spéciale de l’ONU appelle à un réveil collectif pour faire face à la « faillite politique » et à l’asymétrie brutale entre occupant et occupé.
Publié à 5 h 00
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Rima Elkouri La Presse
](https://www.lapresse.ca/auteurs/rima-elkouri)
Ces derniers temps, Francesca Albanese s’est souvent surprise à repenser à George Orwell. « Son célèbre aphorisme – “la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force” – ne m’a jamais semblé aussi actuel, aussi juste que dans le cas de la Palestine et d’Israël », écrit l’experte des Nations unies dans son puissant plaidoyer Quand le monde dort (Mémoire d’encrier), qui vient tout juste d’être publié en version française.
Le hasard a voulu que notre entretien prévu depuis longtemps ait lieu à un moment particulièrement orwellien cette semaine, alors que le plan de « paix » de Donald Trump était discuté en Égypte et que les bombes israéliennes continuaient de tomber sur Gaza. Si ce plan constitue une bonne nouvelle pour les otages israéliens et leurs familles, ce serait travestir la réalité que de parler de « paix », estime la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de la personne dans les territoires palestiniens occupés.
« Ce n’est pas du tout un plan de paix. La paix, on ne peut pas la bâtir sur l’injustice, sur la négation du droit à l’autodétermination », me dit avec son franc-parler habituel la juriste italienne, jointe à Rome.
Résumé
Un café avec… Francesca Albanese « On ne peut pas bâtir la paix sur l’injustice »
PHOTO REMO CASILLI, REUTERS
Francesca Albanese
Dans son livre Quand le monde dort, Francesca Albanese dénonce sans vergogne l’injustice en Palestine. Jointe par Rima Elkouri, la juriste italienne et rapporteuse spéciale de l’ONU appelle à un réveil collectif pour faire face à la « faillite politique » et à l’asymétrie brutale entre occupant et occupé.
Publié à 5 h 00
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Rima Elkouri La Presse
](https://www.lapresse.ca/auteurs/rima-elkouri)
Ces derniers temps, Francesca Albanese s’est souvent surprise à repenser à George Orwell. « Son célèbre aphorisme – “la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force” – ne m’a jamais semblé aussi actuel, aussi juste que dans le cas de la Palestine et d’Israël », écrit l’experte des Nations unies dans son puissant plaidoyer Quand le monde dort (Mémoire d’encrier), qui vient tout juste d’être publié en version française.
Le hasard a voulu que notre entretien prévu depuis longtemps ait lieu à un moment particulièrement orwellien cette semaine, alors que le plan de « paix » de Donald Trump était discuté en Égypte et que les bombes israéliennes continuaient de tomber sur Gaza. Si ce plan constitue une bonne nouvelle pour les otages israéliens et leurs familles, ce serait travestir la réalité que de parler de « paix », estime la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de la personne dans les territoires palestiniens occupés.
« Ce n’est pas du tout un plan de paix. La paix, on ne peut pas la bâtir sur l’injustice, sur la négation du droit à l’autodétermination », me dit avec son franc-parler habituel la juriste italienne, jointe à Rome.
Le droit à l’autodétermination, c’est le droit fondamental d’exister en tant que peuple, rappelle-t-elle. C’est un droit qui ne peut se négocier, car cela reviendrait à légitimer ce qui est illégal. Cela signifie que les Palestiniens peuvent faire leurs propres choix politiques et économiques. « Il n’y a rien de tout ça dans ce plan. Les Palestiniens n’ont même pas été impliqués dans la production de ce plan. »
Elle cite Eyal Weizman, architecte britanno-israélien, fondateur du groupe de recherche Forensic Architecture1, qui, lundi à Rome, coprésidait avec elle une conférence intitulée « Cartographie du génocide ». Son livre Hollow Land explique comment la destruction systématique humaine et politique d’un peuple commence toujours par la création d’un vide. « Je suis tout à fait d’accord avec lui. Il dit que ce plan risque de réaliser à travers l’architecture et la planification ce que le génocide n’a pas réussi à achever, c’est-à-dire l’effacement de la Palestine et de l’identité palestinienne à Gaza et jusque dans le reste des territoires palestiniens occupés. »
Née à Ariano Irpino, petite ville montagneuse du sud de l’Italie, Francesca Albanese a vu son adolescence façonnée par un rejet viscéral de l’injustice. Elle a été marquée par la violence mafieuse. Marquée aussi par la façon dont des citoyens peuvent se lever ensemble pour résister à la violence. Quand, en 1992, des procureurs antimafia ont été assassinés, elle a vu des Italiens ordinaires se mobiliser contre le crime organisé. Elle a alors compris que « la solidarité et le courage sont les moteurs les plus puissants du changement ».
Ce changement, elle y croit toujours même si, pour l’heure, sur la question palestinienne, on peine à le voir et que le droit international est bafoué en toute impunité. « On ne voit pas le changement parce que les gouvernements, surtout les gouvernements occidentaux, le vôtre et le mien, ne font rien pour arrêter ce génocide qui est de plus en plus reconnu. »
Les États n’ont pourtant pas à attendre qu’un génocide soit reconnu pour réagir, rappelle-t-elle. Devant le seul risque de génocide et la violation du droit international humanitaire, ils ont l’obligation de le faire. Or, même si on a dit « plus jamais » et mis en place un système de droit international de prévention des génocides, on n’a rien prévenu du tout. Ce n’est pas tant une faillite du droit qu’une faillite politique à faire respecter ce droit, observe-t-elle.
PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE
Francesca Albanese
C’est parce que la politique traite le droit international comme quelque chose d’optionnel, dont on peut faire fi. Et je pense que c’est très risqué et très dangereux de préparer les nouvelles générations à ne pas croire à la force du droit, à ne pas croire au besoin de prendre soin et de se protéger les uns les autres.
Francesca Albanese, juriste et rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés
« C’est un système qui nous rend tous plus fragiles et plus vulnérables, et moins prêts à faire confiance à l’ordre public et aux institutions, que ce soit au niveau national ou international. »
Sanctionnée par l’administration Trump, qui l’accuse de faire un travail « partial » et « malveillant », Francesca Albanese n’entend pas se taire ni abandonner le mandat que lui a confié l’ONU. Elle espère que son livre suscitera un élan collectif en faveur de la justice. « Lorsque le monde s’endort, c’est à nous, peuples, de le réveiller », écrit-elle. Dans son rôle de rapporteuse spéciale, elle cherche à incarner ce que l’intellectuel palestinien Edward W. Said appelait le « témoin véridique ». Pour elle, l’impartialité ne signifie pas l’indifférence. Cela implique « d’enquêter avec rigueur, de confronter les faits au droit, et de dire la vérité au pouvoir, même lorsqu’elle dérange », explique-t-elle. Et en Palestine, une analyse impartiale revient à dévoiler « l’asymétrie profonde » entre occupant et occupé, colonisateur et colonisé.
« Je pense que les gens dans le monde n’arrivent pas à comprendre très bien la situation israélo-palestinienne parce qu’ils pensent vraiment à un véritable conflit entre deux peuples et deux États dans un rapport de voisinage. »
PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE
Francesca Albanese
Ce n’est pas un voisinage, en fait. C’est plutôt, si on doit utiliser ce type de métaphore, une cohabitation forcée et abusive où une partie domine l’autre et la maintient dans une situation d’assujettissement, de domination raciale. Il s’agit là du cœur de l’apartheid.
Francesca Albanese, juriste et rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés
Deux ans après les crimes du 7–Octobre commis par le Hamas contre des civils israéliens, alors que l’offensive d’Israël a tué plus de 65 000 personnes à Gaza, que l’impunité règne et que le droit semble bien impuissant devant le récit dominant imposé par le pouvoir, comment Francesca Albanese réussit-elle à garder espoir ?
La juriste pousse un long soupir. « J’ai entendu dire que l’espoir, ce n’est pas d’attendre qu’un train passe, mais, en fait, de faire bouger le train. »
Elle observe que pour toute une nouvelle génération qui voit son entrée dans l’âge adulte marquée par un génocide qui n’a pas pu être prévenu alors que l’on avait pourtant en main les outils pour le faire, il y a là « quelque chose de très douloureux ». Un plan de « paix » de Trump, fondé sur l’injustice, risque d’empirer les choses. Loin d’apaiser les tensions, il pourrait déclencher de nouvelles violences, craint-elle.
« Je crains un peu la violence de retour, mise entre les mains de gens qui n’ont aucun espoir. Des gens qui n’attendent plus que le train passe, car ils savent très bien qu’aucun train ne va passer. C’est le manque d’espoir qui me fait peur. Au-delà de la douleur énorme du peuple palestinien, il y a aussi le besoin de régler l’injustice. Je pense que nous avons la responsabilité d’aider à dévoiler les injustices qui se sont passées et ça demande beaucoup de courage et de détermination. »
Le courage de faire bouger le train d’une humanité qui déraille.
1. Consultez le site de Forensic Architecture (en anglais)
Questionnaire sans filtre
Des auteurs marquants : « Edward W. Said – aux côtés d’Antonio Gramsci, autre phare intellectuel de ma vie – m’a aidée à comprendre comment la culture soutient le pouvoir, et que la résistance doit commencer par la remise en question des récits que le pouvoir impose. »
Des mots inspirants : Fernando Pessoa évoque dans un poème les blessures de toutes les batailles que l’on n’a pas osé mener. « Je ne suis pas capable de supporter les blessures des batailles non menées, pour reprendre les mots de Pessoa. Ma seule consolation est de ne pas participer à l’effacement des Palestiniens. Et j’espère qu’un jour avant de mourir, j’aurai la conviction d’avoir tout fait pour éviter cela. »
Une conviction profonde : « Je crois profondément en la possibilité de nous retrouver, ensemble, comme une famille humaine, en redécouvrant le sens vrai et profond de la solidarité. Le mot latin solidum signifie précisément un tout : quelque chose d’entier, d’indivisible, de complet […] Et ainsi comme un seul corps, nous devrions pouvoir nous unir, nous rencontrer et résister. La solidarité, en ce sens, devient une “forme politique de l’amour”, comme l’a si justement dit la rabbine états-unienne Alissa Wise. »
- Toutes les citations sont extraites du livre Quand le monde dort : récits, voix et blessures de la Palestine, traduit par Simonetta Greggio (Mémoire d’encrier).
Qui est Francesca Albanese ?
- Née en Italie en 1977.
- Juriste de renom spécialisée en droit international, elle est rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés depuis 2022.
- Autrice de Palestinian Refugees in International Law (Oxford University Press, 2020) et de J’accuse (2023).
- Les droits de son plus récent livre, Quand le monde dort, succès de librairie en Italie, ont été vendus dans une quinzaine de langues.