Un long texte de Martin Leclerc sur la garde partagée
Montréal et la pancarte des Rays de Tampa Bay
Le domicile des Rays de Tampa Bay, le Tropicana Field
PHOTO : GETTY IMAGES / DOUGLAS P. DEFELICE
Martin Leclerc
10 h 45 | Mis à jour à 11 h 05
« Mon Dieu! Une pancarte! Ça devient sérieux! »
Il y a quelques jours, beaucoup de gens se sont énervés en apprenant que les dirigeants des Rays de Tampa Bay entendaient profiter des prochaines éliminatoires pour faire la promotion de leur projet d’équipe itinérante, qui ferait la navette entre Montréal et la Floride.
Matt Silverman, le président des Rays, avait révélé que son organisation comptait afficher une pancarte dans le territoire des balles fausses, au champ droit du Tropicana Field, pour faire savoir au public que cette idée suit bel et bien son cours. Une opération de sensibilisation plus structurée, avait-il ajouté, allait suivre après la Série mondiale.
Or, cette fameuse pancarte ne verra finalement pas le jour. Les protestations ont été si fortes et si nombreuses que le propriétaire des Rays, Stuart Sternberg, a été forcé de présenter de plates excuses mardi soir.
Il a plaidé que les amateurs de Tampa n’en avaient pas contre le projet d’équipe itinérante et qu’ils déploraient simplement le fait que cette affiche allait faire ombrage aux performances des Rays durant les éliminatoires. Mais disons les choses comme elles sont : la majorité des amateurs de baseball de Tampa, tout comme ceux de Montréal, s’oppose vivement à cette idée.
Le propriétaire des Rays et son partenaire québécois, Stephen Bronfman, se retrouvent donc au pied d’une pente très abrupte. Leurs chances de renverser la vapeur sont minces. Et s’ils veulent y parvenir, ils devront complètement changer leur façon de faire. Parce que depuis que ce concept de villes soi-disant soeurs a été dévoilé il y a un peu plus de deux ans, les deux milliardaires entretiennent un flou artistique et ne font qu’abreuver le public de déclarations sibyllines.
Bref, ils agissent comme tous les propriétaires d’équipes sportives à la recherche d’importantes subventions publiques.
Heureusement, et l’idée révolutionnaire d’afficher une pancarte en témoigne, des échéances importantes s’en viennent et laissent croire que tant le propriétaire des Rays que son partenaire montréalais seront bientôt forcés de jouer cartes sur table.
L’affaire se résume ainsi : le marché de la région de Tampa n’est pas suffisamment vigoureux pour faire vivre une équipe de la MLB. Au lieu de faire comme les autres en déménageant tout bonnement son équipe dans une autre ville, Stuart Sternberg a eu l’idée de plonger sa paille dans deux milkshakes.
Et c’est ainsi qu’est né le concept des villes soi-disant soeurs, qui ferait en sorte que dorénavant, les Rays représenteraient à la fois Montréal et la région de Tampa dans la Division est de la Ligue américaine. L’équipe tiendrait son camp d’entraînement et commencerait la saison en Floride. Puis, au mois de juin, les joueurs viendraient s’installer à Montréal avec leur famille afin d’y conclure la saison.
Sur le plan comptable, je l’ai écrit dans le passé, c’est génial.
Les Rays, qui sont cantonnés dans un petit marché, pourraient doubler leurs revenus de commandites et leurs revenus de télévision locale en plantant leurs piquets de tente à Montréal. Cette infusion d’argent les aiderait à devenir encore plus compétitifs et plus rentables.
Même chose du côté de Stephen Bronfman et de son groupe d’investisseurs québécois, pour qui cette idée est un véritable cadeau du ciel.
Au lieu de devoir débourser plus de deux milliards pour acquérir une équipe, et ensuite devoir monter et gérer une organisation de A à Z, il leur suffirait d’acquérir des parts des Rays. Ils pourraient ensuite s’installer confortablement dans un siège de passager et savourer la randonnée offerte par Sternberg et ses hommes de baseball.
Ce scénario permettrait par ailleurs aux actionnaires québécois d’investir une plus grande part de leurs capitaux dans le vaste complexe immobilier (on devrait même dire le quartier) qui jaillira autour du futur stade dans le secteur Bridge-Bonaventure.
Cette théorie moderne de la multiplication des pains se conjugue toutefois difficilement avec la réalité. La grande majorité des partisans ne sont pas des comptables et ne décident pas de leurs allégeances sportives avec une calculatrice à la main. Ils entretiennent généralement un lien émotif avec une équipe parce qu’elle défend les couleurs de leur ville.
Année après année, les Rays de Tampa figurent parmi les dernières organisations de la MLB au chapitre des assistances. Et jusqu’à maintenant, les promoteurs n’ont pas été capables d’expliquer comment l’intérêt des amateurs floridiens serait stimulé par une équipe bâtie pour disputer la plus intéressante portion de la saison dans une ville étrangère située à 2400 kilomètres au nord de chez eux.
À l’inverse, si les Rays débarquent à Montréal en juin avec 12 matchs de retard sur une place donnant accès aux éliminatoires, on peut se demander quel sera le niveau d’intérêt des amateurs d’ici pour une équipe de mercenaires ayant déjà saboté sa saison à 2400 kilomètres plus au sud.
En cas de participation aux éliminatoires, le plan prévoit par ailleurs que les Rays disputeront leurs matchs dans une seule des deux villes soi-disant soeurs, sur une base d’alternance annuelle.
Au Québec, quel sera l’intérêt d’acheter des billets et de suivre une course aux éliminatoires quand on saura d’avance que les matchs seront disputés en Floride? On peut aussi se demander quel genre de ferveur susciteront les Rays lorsqu’ils retourneront jouer en Floride après trois mois et demi d’absence.
Ça fait maintenant un peu plus de deux ans que ce projet flotte dans l’air dans la confusion la plus totale. Une majorité d’amateurs croit encore qu’une équipe bicéphale ne constituerait qu’une solution temporaire avant que Montréal obtienne une équipe à temps complet.
Pourtant, les promoteurs répètent ad nauseam que ce projet est définitif et qu’il vise à assurer la pérennité du baseball dans la région de Tampa. À preuve, pour que le projet des villes soi-disant soeurs se réalise, il faudra construire des stades tout neufs aux deux endroits.
Cela nous mène directement au noeud du problème parce que c’est un autre aspect du projet qui colle mal à la réalité.
Pour plonger leur paille dans deux milkshakes et doubler leurs revenus, Sternberg et Bronfman ont besoin de se faire construire deux stades. Rien que ça! Et c’est au sujet de ces fameux stades qu’on entretient une désolante opacité depuis le début.
Les déclarations passées de François Legault et de son ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, indiquaient clairement que le groupe de Stephen Bronfman planifiait une aide gouvernementale pour la construction d’un stade à Montréal. Même si des dizaines d’économistes ont démontré que les contribuables ne sortent jamais gagnants de tels montages financiers.
Encore là, rappelons-le, une aide gouvernementale permettrait aux investisseurs montréalais de placer encore plus de leur propre argent dans le volet rentable de l’opération, soit l’immense parc immobilier qui entourera le stade.
Par ailleurs, ni le premier ministre ni le ministre n’ont encore expliqué pourquoi il serait une bonne idée que l’argent des contribuables québécois serve à financer une entreprise contrôlée par un milliardaire américain.
Enfin, du côté de Tampa, ça fait 10 ans que Stuart Sternberg tente de se faire construire un stade aux frais des contribuables. Il n’y est jamais parvenu. Si jamais il réussit à obtenir du financement public pour un stade destiné à une équipe à temps partiel, il remportera le prix Nobel de la persuasion.
La solution simple consisterait à ce que Sternberg finance son stade en se servant des centaines de millions qu’il récoltera en vendant, disons, 45 % des parts des Rays à ses partenaires québécois. Mais lui aussi sollicite des fonds publics ou des avantages afin de pouvoir développer un vaste projet immobilier autour du futur demi-domicile de son équipe.
Le Tropicana Field, actuel domicile des Rays de Tampa Bay, à St. Petersburg
PHOTO : THE ASSOCIATED PRESS / REINHOLD MATAY
Revenons maintenant à cette fameuse pancarte qu’on a pensé afficher au champ droit dans l’enceinte du Tropicana Field.
Il est difficile de ne pas associer cette soudaine agitation et ce soudain désir de sensibiliser le public avec le fait que ce projet des deux villes soi-disant soeurs ne pourra voir le jour sans l’approbation de l’Association des joueurs (MLBPA). Et que la convention collective du baseball majeur arrive à échéance le 1er décembre.
Tant au Québec qu’en Floride, Bronfman et Sternberg ont sans doute mené en coulisses des campagnes de lobbying extrêmement efficaces auprès des élus. Il n’en demeure pas moins que leur projet ne sera ficelé que lorsqu’il aura été présenté au public et que les politiciens n’auront pas l’impression de risquer leur poste en l’appuyant.
Il vaut donc mieux déclencher une campagne de séduction au plus vite.
Et pour obtenir une adhésion des joueurs à la table de négociation, ce qui est loin d’être acquis, les propriétaires devront sacrifier autre chose. Il est donc difficile de croire que les propriétaires débattront de ces questions avec la MLBPA sans avoir l’assurance que des stades seront bâtis à Montréal et dans la région de Tampa.
Pour les promoteurs, le temps commence à presser. Il faut s’attendre à ce que toutes sortes de messages positifs soient véhiculés dans un avenir rapproché et laissent croire que le jumelage entre Montréal et Tampa est un fait accompli.
Par ailleurs, il faut se rappeler que les négociations entre les propriétaires et la MLBPA s’annoncent extrêmement difficiles. Des enjeux économiques majeurs seront débattus, et il y a de fortes chances qu’un conflit de travail survienne. Ce serait le premier depuis celui de 1994.
Au milieu d’une bataille aussi féroce, le concept des villes soi-disant soeurs, qui n’intéresse que les Rays, pourrait aisément être balayé sous le tapis
Les joueurs sont sollicités sur des questions extrêmement importantes.
Dans le passé, ils ont consenti à une taxe de luxe afin que l’argent ainsi récolté soit versé aux équipes les moins nanties. Or, les propriétaires moins riches empochent l’argent au lieu d’essayer de rendre leur équipe plus compétitive. Tout cela alors que les propriétaires les plus riches sont découragés de dépenser par cette fameuse taxe.
Aussi, certains propriétaires font volontairement couler leur équipe au classement. Ils profitent ensuite de choix de repêchage plus avantageux et d’une aide financière des autres équipes. Aux yeux des joueurs, on récompense donc les organisations qui ne font pas d’effort pour acquérir des talents et être compétitives sur le terrain.
Les joueurs ont désormais l’impression d’être prisonniers d’un système où les jeunes joueurs n’ont aucun pouvoir de négociation et où les vétérans qui atteignent l’âge de l’autonomie sont constamment ignorés. Ils veulent donc revoir le système de fond en comble.
Si les joueurs ne trouvent pas leur compte dans cette négociation, ou si la situation vire en conflit de travail long et acrimonieux, il est permis de croire que le projet d’équipe itinérante puisse être, au bout du compte, jeté avec l’eau du bain.
Ce n’est pas un hasard si, soudainement, les promoteurs ressentent l’envie de parler et de faire parler de leur équipe à deux têtes.