Texte complet : Le rattrapage culturel de la Ville de Laval
Le rattrapage culturel de la Ville de Laval
Photo: Adil Boukind, Le Devoir
Charlotte Panaccio-Letendre, directrice artistique et générale de Verticale
Catherine Lalonde
19 février 2024
Culture
Depuis dix ans, Laval est dans une accélération culturelle à la vitesse grand V. L’ouverture, cette année, de l’Espace citoyen des confluents, avec sa bibliothèque et sa salle de spectacle, et l’annonce qu’une part du financement de la construction du nouveau centre culturel au métro Montmorency est assurée, sont signe que Laval est à l’étape « du béton et de la construction ». La troisième ville du Québec change son visage culturel.
Laval partait de loin. « On a longtemps été “reconnue” comme ville-dortoir. On veut devenir une ville où il fait bon vivre, travailler et se divertir. Ça passe aussi par la culture », résume Philippe Déry, chef des affaires publiques.
« Laval cherche sa nouvelle identité », a formulé autrement une artiste du coin. « Il y a le passé banlieue-bungalows-piscines ; le présent avec l’immigration, le besoin de francisation, une pauvreté qu’on ne connaît souvent pas ; la proximité de Montréal. La culture est un bon moyen de se distinguer. »
Emmanuelle Waters, responsable de la stratégie culturelle, arrivée juste avant la mise en tutelle de la ville en 2013, se rappelle le tournant culturel tracé par l’administration de Marc Demers (2013-2021), suivi par celle de Stéphane Boyer (depuis 2021).
« À l’époque, il n’y avait pas de Conseil de la culture, pas d’entente entre la Ville et le Conseil des arts et des lettres du Québec [CALQ]. Tous ces outils, que toutes les régions du Québec avaient saisis, n’existaient pas ici. » Laval a été ainsi la dernière région à développer ce partenariat 50 / 50 avec le CALQ, en 2015, qui ajoutait alors 300 000 $ à la culture. Maintenant, elle en apporte le double.
Le changement date de 2014. « En dix ans, il y a eu une évolution spectaculaire », confirme Valérie Laforest, directrice adjointe au service culture, loisirs, sport et développement social. « Ce n’est pas une action seulement municipale ; ça vient aussi des acteurs culturels qui sont très, très engagés. » Le Regroupement d’organismes culturels et d’artistes lavallois (ROCAL) est un des grands partenaires.
Il fallait d’abord savoir d’où la ville partait. En 2017, le Diagnostic culturel a été posé. « Le déficit est si grand », admet en soupirant Emmanuelle Waters. « Encore actuellement, il y a juste une salle d’exposition pour 440 000 habitants. Du côté des spectacles, je ne sais plus le nombre de sièges par habitant, mais je sais que Laval est la dernière de la liste des régions. Il y a de la place pour développer… »
Le constat du Portrait national des bibliothèques publiques québécoises pour 2022 est similaire. Laval est en 13e position sur 17 régions. La Ville ne cache pas son ambition. Le prochain centre culturel Montmorency abritera une bibliothèque centrale, en plus de studios, de résidences d’artistes et d’une galerie. Et le plan de développement des bibliothèques vise à faire passer le réseau de 9 à 15 bibliothèques de quartier d’ici 2036.
Créer dans le froid et l’encens
Aujourd’hui, le lieu de création principal est le Centre culturel arménien. Le Pavillon Laurier est un second repère. Mais c’est l’ancien couvent « charmant, essentiel, et dont les locaux ne sont absolument pas appropriés » qui abrite le plus de gestion et de production d’oeuvres, comme l’indique Geneviève Bergeron-Collin, de Lis avec moi, qui fait la promotion du livre et de la lecture.
« Je n’ai pas de chauffage dans mon bureau », souligne la directrice. « Quand il y a un enterrement dans la chapelle, l’encens monte jusqu’ici. L’été, on ne peut pas faire fonctionner l’air climatisé et le micro-ondes en même temps. »
Photo: Adil Boukind, Le Devoir
Une salle du Centre arménien de Laval, qui abrite plusieurs organismes culturels.
« Il y a des questions de sécurité si on laisse du matériel électronique. Il a fallu changer un bureau de place parce que c’était impossible de travailler quand des comédiens répétaient à côté , ça parlait trop fort… »
Le Centre arménien est nécessaire en attendant les nouveaux lieux. C’est le nid de la galerie Verticale, du ROCAL, de la Rencontre théâtre ados, du P’tit monde, du Réseau Arthis, de Zeugma danse, du Théâtre incliné et du Théâtre Bluff. Les quatre derniers y tiennent leurs répétitions, avec le Théâtre fêlé, Harpagon Théâtre et le Théâtre tombé du ciel.
Faire beaucoup en même temps
En 2019 sont venus le Plan de développement culturel et ses étapes. « C’est le plan de toute la communauté », explique Mme Laforest. « Il y a des actions portées par la Ville, par Tourisme Laval, la chambre de commerce, le Centre de services scolaire. Des promoteurs immobiliers se sont aussi assis à la table. »
En 2021, la Ville fait sa première politique d’art public. « On n’allait pas se contenter de 1 % du coût des projets pour l’intégration d’une oeuvre d’art à l’architecture : on a augmenté à 1,75 % », indique Mme Laforest. En 2023, une nouvelle enveloppe d’un million vient développer « le programme d’art urbain et numérique, dans les quartiers, pour que les citoyens puissent voir la culture dans leurs parcours quotidiens ». S’ajoutent des actions en patrimoine et en archéologie.
Artistes en infrastructure
Le Devoir a discuté avec des organismes et des artistes de Laval. Tous apprécient le mouvement. Et des questions surgissent. Les artistes autonomes, qui ne se sont pas joints au ROCAL, se sentent relégués dans un coin. Ils craignent de ne pas avoir accès aux espaces de création et de construction communs.
« Ça avance rapidement, et ça fait dix ans qu’on travaille là-dessus. On n’a ni les ressources ni les expertises pour suivre ce rythme », analyse Charlotte Panaccio-Letendre, de la galerie Verticale. « J’ai dû développer des expertises en infrastructures », car la galerie aura enfin pignon sur rue au futur centre Montmorency. « Pendant ce temps, je ne travaille pas les futures expositions. »
L’inquiétude est vive aussi pour le financement à long terme, surtout celui des ressources humaines qui vont animer ces nouveaux lieux. Entre 2014 et 2022, rappellent Mmes Waters et Laforest, le budget du module culture est passé de 20 millions de dollars à 40 millions. Les deux femmes espèrent que les deniers suivront.
Autre souci : remplir les futures salles de spectacle. Les artistes sentent qu’il y aura un gros travail à faire pour construire l’appétit et les habitudes du public.
Défis de rattrapage
« Le rattrapage crée une pression, un sentiment d’urgence », admet Mme Laforest. « Il y a des décisions toutes les semaines qui se prennent. C’est réjouissant. C’est exigeant. C’est une difficulté de garder tout le monde mobilisé. Jusqu’à maintenant, les gens sont tellement engagés. »
« Ils sont très rares, les projets multidisciplinaires comme le Centre culturel de Montmorency », rappelle la directrice de Verticale. « Même dans l’ensemble du Canada. On ne sera pas dans des espaces spécialisés à chaque art. Ça devrait créer des occasions de maillage et de création interdisciplinaire. »
« J’ai hâte de voir le chantier », conclut Mme Panaccio-Letendre. « Et de voir l’inauguration, en 2027-2028, et l’exposition qu’on va y faire. »