Griffintown - Discussion générale sur les différents projets du quartier

C’est le terrain du Bass phase 1

Des condos de Griffintown sur un ancien site de trafic de matière radioactive

SYLVAIN LUMBROSO , TYLER WENTZELL

04-10-2023


Le 315, rue Richmond, situé à droite sur cette photo, a été construit à l’emplacement du 1670 rue William, où French avait installé ses locaux montréalais. Le terrain devant le bâtiment était autrefois occupé par le bassin numéro 4 du canal de Lachine. Ce dernier, dont la ville revendique la propriété avec cette pancarte, a fini par être comblé.
Photo: Sylvain Lumbroso

Quand on déambule entre les tours flambant neuves du quartier Griffintown à Montréal, il est difficile d’imaginer que l’endroit a été le théâtre d’un trafic de matière radioactive. Pourtant, une entreprise directement impliquée dans cette affaire datant de la Seconde Guerre mondiale, était établie près du canal de Lachine. Un immeuble à condos trône aujourd’hui sur son ancien emplacement.

En mars 1975, des spécialistes de la sûreté nucléaire sont dépêchés en urgence au 1670, rue William, à Montréal. Envoyés par le Département fédéral de la santé, ils réussissent à accéder aux anciens locaux de Dial And Instrument Finishers, une entreprise encore active quelques années auparavant. Leurs compteurs Geiger relèvent des niveaux de radioactivité supérieurs à ceux autorisés par les instances officielles.

L’intervention des limiers de la radiation, à cet endroit précis du Canal de Lachine, est loin d’être un hasard. La panique a été déclenchée par un appel provenant d’Ontario. Depuis le mois de février 1975, la Commission de contrôle de l’énergie atomique est en effet sur la piste de toutes les entreprises reliées à un certain Carl French. La plupart des emplacements autrefois occupés par les sociétés de cet homme d’affaires sont contaminés. La première personne qui a donné l’alerte est un photographe, inquiet de voir ses pellicules devenir systématiquement troubles dans son bureau du centre-ville de Toronto.

Si la Commission de contrôle de l’énergie atomique a pu retracer aussi vite toutes les adresses des compagnies de French, c’est que l’État canadien sait depuis 1944 que les pratiques du personnage sont suspectes. Grâce à plusieurs perquisitions menées secrètement, le gouvernement a identifié tous les établissements de l’homme incriminé.

Comme notre enquête l’a démontré, Carl French a fourni du minerai canadien aux Américains lancés dans la course à la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale. Profitant de sa position de fournisseur stratégique, il a commis de nombreuses malversations. French a ainsi détourné de la matière fissile et d’importantes sommes d’argent pour son profit personnel en utilisant une myriade de sociétés.

Sur le bord du canal de Lachine, la compagnie Dial And Instrument Finishers était sa tête de pont montréalaise. Après l’enquête, Ottawa a préféré étouffer le scandale, quitte à laisser les activités de French proliférer jusqu’à la fin des années 1960.

Jeu de piste dans les archives

Le réveil de l’affaire en 1975, provoqué par les pellicules voilées, vient secouer la Commission de contrôle de l’énergie atomique. Plusieurs quotidiens canadiens s’emparent du sujet. Pour rassurer les journalistes, elle déclare que l’entreprise a cessé ses activités avant 1947. Le choix de cette date n’est pas anodin : elle correspond à la création de l’institution par le gouvernement canadien, l’exonérant de toute responsabilité. Pourtant, comme en atteste la déclaration officielle de la Corporation commerciale canadienne de janvier 1951, le gouvernement continue à passer des commandes à Dial And Instrument Finishers, certainement pour l’armée canadienne.

Fin 1975, l’ambiance à la Commission de contrôle de l’énergie atomique n’est pas sereine. Elle se réunit en décembre pour baliser la suite des opérations. Les minutes de la réunion montrent que l’entité publique cherche avant tout à s’affranchir des coûts de décontamination : « Le docteur Prince [directeur de la commission de 1975 à 1978] a souligné que des amendements au règlement sur le contrôle de l’énergie atomique sont nécessaires pour imposer aux propriétaires […] de supporter les coûts concernant l’enlèvement et le contrôle des matières radioactives. »

Ce rapport est la dernière trace écrite officielle que nous avons pu obtenir sur cette contamination montréalaise. Interrogés aujourd’hui, les ministères concernés, au provincial comme au fédéral, déclarent tout ignorer de cette affaire. Difficile dès lors de savoir ce qu’il est advenu du bâtiment après ces embarrassantes découvertes de 1975. Une chose est sûre néanmoins : l’adresse 1670, rue William n’existe plus aujourd’hui.


Sur ce plan datant de juin 1950, on peut apercevoir le bâtiment où la compagnie Dial And Instrument Finishers opérait. Le 1670, rue William est au croisement des rues Richmond et William, là où est indiqué : Montreal Transfer Terminal LTD.
Image: Ville de Montréal

Repérer l’empreinte d’un immeuble disparu est un véritable jeu de piste dans les archives de la Ville. Une épreuve dans laquelle Mario Robert, ancien chef de ce service municipal, excelle. Joint par courriel, le spécialiste exhibe quelques documents qu’il nous aide à interpréter.

Il indique que c’est en 1976 que le bâtiment disparaît du rôle d’évaluation. « Dans le registre foncier, le terrain comporte la mention “sous saisie” et semble passer sous contrôle de la couronne en 1977 », explique Mario Robert.

Un ancien plan de la ville lui permet ensuite d’identifier la nouvelle occupation du sol. « En fouillant dans les cartes, on s’aperçoit que le terrain qui abritait le 1670 est aujourd’hui occupé par le 315, rue Richmond, une tour à condos », éclaire Mario Robert.

Notre enquête auprès des autorités publiques n’a pas permis à ce stade de savoir si le terrain a été décontaminé. Le gestionnaire de l’immeuble n’a pas d’informations à ce sujet et nous a incités à nous tourner vers le constructeur, qui n’a pas répondu à nos questions.

Dans les autres emplacements autrefois occupés par Carl French, les campagnes incomplètes de décontamination ont laissé des familles torontoises dans l’incertitude quant aux risques sanitaires. C’est ainsi que des propriétaires de maisons construites dans la région de Toronto sur des terrains gérés par French ont gagné leur procès contre le gouvernement de l’Ontario pour négligence en 1991, après neuf années de procédure.

Interrogé au sujet des condos de Griffintown, Mahdi Khelfaoui, historien à l’Université du Québec à Trois-Rivières et spécialiste de l’industrie nucléaire canadienne, se veut rassurant. « J’imagine que le site doit être clean, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de surfaces aussi grandes qu’à Toronto, et que le danger à Montréal [en 1975] devait essentiellement provenir de poussières confinées dans le bâtiment potentiellement radioactives. »

Même son de cloche du côté de Guy Marleau, professeur au Département de génie physique de Polytechnique Montréal. « Je serais surpris que le terrain soit très contaminé, car la manipulation du radium a dû se faire principalement à l’intérieur de l’édifice [de Dial And Instrument Finishers]. Ce sont les poussières de ce radium qui ont sûrement contaminé le bâtiment qui a été démoli. Le peu de matériel radioactif qu’il reste à l’extérieur aura des impacts négligeables sur les occupants de la nouvelle construction où le béton absorbera le plupart du rayonnement avant qu’il atteigne les humains. »

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