De merveilleux écrits inspirants

Je suis un admirateur de Boucar Diouf dont les nombreux textes touchants notamment sur l’environnement et l’humanité en général, m’inspirent les plus belles émotions.

Chronique

Cet homme qui aimait les animaux

PHOTO FOURNIE PAR BOUCAR DIOUF

Le père disparu de notre chroniqueur


Boucar Diouf
Boucar Diouf Collaboration spéciale

Je suis très content de vous retrouver, chers lecteurs et lectrices. J’espère que vous avez passé une belle saison estivale avec la famille, les amis et le corps en homéostasie. Pour moi, ce fut un été plus émotivement éprouvant. Après ma mère, partie pendant la pandémie de COVID-19, j’ai enterré mon père à la fin du mois de juillet.

Publié à 1h31 Mis à jour à 5h00

Partager

Ce qui, pour un expatrié, représente le début d’un douloureux rite de passage. Lorsque les parents qui nous reliaient directement à notre terre d’origine tirent leur révérence, tous les déplacés de la terre vous diront que rien n’est plus pareil. En vérité, on n’a même pas besoin de quitter son pays pour éprouver la grande tristesse qui accompagne cette double érosion parentale.

Mon papa était un être de famille d’une grande droiture, un travailleur infatigable, une aiguille qui rapiéçait les liens familiaux et communautaires, un baobab profondément enraciné dans la terre de ses ancêtres.

Cependant, bien plus que d’amour paternel et de parentalité, c’est de l’homme qui aimait les animaux que je veux vous entretenir dans ce texte.

Mon père sentait les états d’âme de ses animaux et communiquait avec eux sans ouvrir la bouche.

Un jour, un taureau particulièrement agressif qui se prenait pour un mâle de corrida s’est retrouvé face à mon père. Sans manifester la moindre frayeur, papa marchait vers le puissant aux gigantesques cornes en marmonnant ces sons que les bergers de ma région utilisent pour calmer les vaches. Appréhendant un drame, mon frère, la peur au ventre, lui intima de rebrousser chemin pendant qu’il en était encore temps. Un avertissement que le paternel ignora totalement.

Surprenamment, la rencontre qu’on anticipait dramatique a été très amicale. Ce taureau que mon père avait vu grandir entretenait encore avec lui une relation singulière. Si bien qu’il est redevenu le veau candide que papa avait cajolé dans sa jeunesse lorsque ce dernier allongea sa main vers lui en sifflotant. Complètement mystifié, mon frère est reparti de la bergerie, convaincu que son paternel hypnotisait les taureaux.

PHOTO FOURNIE PAR BOUCAR DIOUF

Boucar Diouf et son père

Pourtant, l’heureux dénouement devait, à mon avis, à deux choses : l’amour, mais aussi les huit décennies d’expérience qui avaient brouillé la distance naturelle qui séparait mon père d’un bovin.

Arriver à ce niveau de connaissance nécessite inéluctablement d’ouvrir la frontière qui nous sépare de l’animal, d’accueillir et d’intégrer cette créature dans son humanité.

Mon père était un agriculteur et un éleveur de bovins (un agropasteur) dont toute la vie a été rythmée par la pluie. Pour lui, la saison pluvieuse, appelée aussi l’hivernage, qui s’étalait de juin à septembre, symbolisait la renaissance de la flore et de la faune après huit mois de sécheresse. Je ne sais pas si son troupeau de zébus a senti son départ, mais la nature qu’il aimait tant l’a souligné à sa façon.

Lorsque papa a fait cet accident cérébral vasculaire qui allait l’emporter, mon frère l’a embarqué inanimé dans sa voiture pour l’emmener à l’hôpital régional. Au moment où on le sortait du véhicule sur une civière pour le transporter dans la petite salle d’urgence, une pluie diluvienne les a surpris. C’était la première pluie qui marque la fin de la saison sèche et le début de l’hivernage.

Arrosé par cette eau qu’il avait toujours célébrée, il est sorti temporairement de son coma en souriant.

Mon père a eu le temps de sentir sur son visage cette eau qu’il disait sacrée avant de replonger dans ce coma dont il ne ressortirait plus jamais.

Cette synchronicité m’a fait pleurer, tellement elle était à la hauteur du rôle que mon père s’était attribué dans la biosphère. La nature avait exaucé de cette façon son souhait d’être enterré dans une terre humide pendant la saison des pluies. Papa avait souvent formulé ce souhait devant la famille.

Nous avons enseveli son corps dans la terre bien imbibée par cette première pluie pour laquelle il tendait régulièrement les bras au ciel, surtout quand la sécheresse persistante menaçait la survie de son troupeau de vaches qui était sa deuxième famille.

Papa rappelait souvent qu’il y a une grande différence entre aimer un animal pour ce qu’il est et l’adorer simplement pour ce qu’il nous rapporte. Son devoir de protection et son dévouement envers ses zébus étaient sans limite.

Berger attentionné, il professait que le lait provenant d’une vache maltraitée est destiné à devenir du mauvais sang pour son consommateur.

Le bien-être animal lui tenait à cœur. À l’aube de ses 80 ans, mon père a essayé un jour de sauver, en solitaire, une vache enlisée dans la boue pour ne pas la laisser en pâture à des prédateurs nocturnes. Blessé au pied droit par le sabot de la génisse, il a été contaminé par un méchant microbe. Une maladie qui lui vaudra d’être amputé de son pied droit.

Très résilient, il a continué à clopiner derrière ses vaches grâce à une prothèse en bois. Lorsque je lui ai demandé s’il ne se sentait pas démoralisé par son handicap tardif, il m’a répondu en riant : « Pour quelqu’un comme moi qui ai toujours adoré les vaches, finir sa vie avec un sabot, c’est peut-être un bon signe. »

Papa, s’il y a des zébus au paradis, je te souhaite d’y trouver un énorme troupeau pour explorer les pâturages célestes avec ces esprits au museau humide que tu portais si profondément dans ton cœur. La vache était ton jumeau animalier. Même quand ton cerveau a commencé à se détraquer sous le poids de l’âge, tu te levais à minuit pour aller chercher tes zébus que tu disais perdus en brousse. Il fallait alors te rattraper et te rassurer avant de te ramener dans ta chambre.

Comme dans cette sagesse ancienne, tu étais devenu ce vieillard debout dans sa maison avec une corde. La tête dans les nuages, cet aïeul se demandait s’il avait perdu un cheval ou simplement ramassé une corde. Une dernière chose, papa. Juste à côté de ta nouvelle demeure, il y a un grand acacia dont nous avons rencontré les racines en creusant la tombe qui devait t’accueillir. Alors, la prochaine fois que je viendrai te visiter au cimetière, je saluerai cette vieille branche pour honorer le lien de parenté qui nous unit désormais.

Je suis certain que tu comprendras, car tu étais un être composite qui portait en lui la vache, le cheval, le baobab et tout ce qui habite la terre de nos ancêtres. Écologiste bien avant la mode, tu disais n’être qu’un mince fil de cette gigantesque toile biosphérique où la mort et la vie se nourrissent mutuellement.

2 « J'aime »