Article dans Le Devoir ce matin
La caserne 26 ou quand un chantier tourne mal
Photo: Adil Boukind Le Devoir Voilà près de trois ans que le projet de rénovation de la caserne 26 est en pause dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, à l’angle des avenues Mont-Royal et des Érables.
Jeanne Corriveau
21 décembre 2020
Les chantiers de rénovation réservent parfois de mauvaises surprises et entraînent des dépassements de coûts qui peuvent peser lourd dans un budget. Restaurer un bâtiment patrimonial comporte un risque accru. Les travaux entrepris pour restaurer la caserne 26, sur l’avenue du Mont-Royal à Montréal, illustrent bien les difficultés liées à un tel projet. Depuis plus d’un an, seule une carcasse d’acier est encore debout, vestige d’un chantier marqué d’embûches.
La Ville de Montréal n’a pas renoncé à la restauration de la caserne 26, mais elle n’est pas au bout de ses peines. L’opération initiale lancée en 2015 prévoyait la reconstruction de la façade de pierres grises ainsi que le renforcement des fondations et des travaux de désamiantage. Cependant, une fois le chantier amorcé, les mauvaises nouvelles se sont succédé. Les murs latéraux se sont avérés être dans un tel état de détérioration qu’ils menaçaient de s’effondrer. Il a fallu démolir ce qu’il restait du bâtiment. Comme la portée des travaux a été modifiée de façon substantielle, les contrats ont par la suite été résiliés.
Depuis juin 2019, le chantier est en pause. À l’angle des avenues du Mont-Royal et des Érables, seule une immense structure d’acier fréquentée par les pigeons s’offre à la vue des passants et l’édifice patrimonial n’est plus qu’un souvenir.
La casserole oubliée
La caserne 26 est en fait l’ancien hôtel de ville du village De Lorimier, une jeune municipalité née en 1895. L’immeuble abritait aussi une caserne de pompiers et un poste de police. À l’époque, le secteur était en pleindéveloppement. Des publicités de l’époque montrent que les promoteurs possédant des terrains dans le secteur tentaient d’attirer les citadins dans cette localité en vantant la salubrité des lieux, la vie au « grand air » et les larges avenues bordées d’arbres. Une publicité des frères Lionais parue dans La Presse du 14 septembre 1901 fait état du « superbe » hôtel de ville en construction, future caserne 26 . Les lots à construire sont mis en vente pour des sommes allant de 250 $ à 400 $.
Endettée, De Lorimier sera annexée à la Ville de Montréal en 1909. L’hôtel de ville connaîtra alors diverses vocations avant de devenir la caserne 26.
Le cas de la caserne disparue illustre cette ambivalence ou incohérence de la Ville
— Dinu Bumbaru
En 1999, un incendie éclate après que les pompiers, partis répondre à une alerte, ont laissé une casserole sur la cuisinière. Les réparations sommaires n’ont pas permis d’empêcher les infiltrations d’eau, qui ont endommagé l’immeuble. En 2015, le Conseil du patrimoine avait d’ailleurs reproché à la Ville de ne pas avoir suffisamment protégé l’immeuble après le sinistre.
Même s’il ne reste plus rien du bâtiment, la Ville de Montréal est déterminée à le reconstruire à l’identique, à l’exception de la tour d’angle, qui aura une facture plus contemporaine. Les pierres grises de la façade ont été conservées, numérotées et entreposées. Les briques des autres murs ne pourront être récupérées, mais la Ville a pris soin de conserver les linteaux au-dessus des fenêtres.
Un contrat a été octroyé à une nouvelle équipe de professionnels pour l’élaboration des plans et des devis. Pour embellir les lieux, une palissade décorative a été installée aux abords du chantier. À l’été 2021, un appel d’offres sera lancé pour les travaux, qui seront réalisés de 2021 à 2023.
Tous ces malheurs ont fait exploser les coûts du projet. La facture, initialement estimée à 11,3 millions atteint maintenant 22,1 millions.
La tour d’angle
Membre de la Société d’histoire du Plateau-Mont-Royal, Gabriel Deschambault estime que c’est la multiplication des acteurs qui a fait déraper le chantier. Selon lui, le trop grand nombre d’intervenants, parmi lesquels le Service des immeubles à la ville-centre, le Service de sécurité incendie de Montréal et le Service de l’urbanisme, a fait en sorte que les exigences de chacun ont complexifié le dossier. « Il aurait fallu qu’il y ait une entité qui pilote le dossier et qu’on ne laisse pas traîner les choses », dit-il.
Certaines exigences, comme la résistance de l’immeuble aux séismes, n’auraient pas dû s’appliquer dans le cas de la caserne 26, avance-t-il.
Il en veut aussi à la Ville de ne pas vouloir reconstruire la tour d’angle telle qu’elle était au début du XXe siècle. La tour d’origine en pierre grise était percée de balcons et avait été démolie en 1931 compte tenu de son mauvais état. En 1960, elle a été reconstruite sans grande préoccupation esthétique pour loger un ascenseur. La Ville soutient toutefois que recréer la tour d’origine qui n’existe plus depuis plus de 80 ans n’est pas nécessairement approprié.
Photo: Adil Boukind Le Devoir
En 1999, un incendie éclate après que les pompiers, partis répondre à une alerte, ont laissé une casserole sur la cuisinière. Les réparations sommaires n’ont pas permis d’empêcher les infiltrations d’eau, qui ont endommagé l’immeuble.
Cette critique a d’ailleurs été exprimée par plusieurs citoyens à l’architecte Pierre Delisle, de la firme Archipel Architecture, lors d’une séance d’information virtuelle organisée par la Ville le 23 novembre dernier. « Je peux comprendre que vous n’appréciiez pas l’esthétique de cette partie-là », a indiqué M. Delisle en réponse aux commentaires d’une citoyenne. « Mais ça nous apparaît relativement cohérent avec l’histoire du bâtiment parce qu’on a beau lui redonner son apparence d’antan, ça va demeurer un bâtiment neuf. On pensait intéressant qu’il y ait un élément clair qui signale ça et que ce ne soit pas une reconstitution historique. C’est un choix qui a été fait et qui pourrait être discuté. »
« Comme il ne reste plus rien du bâtiment, ce serait l’occasion de reconstruire la tour d’angle comme elle était », croit pour sa part GabrielDeschambault. Selon lui, la Ville devrait être aussi exigeante envers elle-même qu’elle l’est envers les propriétaires de maisons dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal qui doivent respecter les caractéristiques architecturales d’origine de leur maison quand ils procèdent à des travaux de rénovation extérieurs. « Je leur dis bravo pour ce règlement. Mais si c’est bon pour le petit propriétaire, ça devrait être bon pour le gros propriétaire, d’autant plus que le gros propriétaire le fait avec notre argent. Je trouve ça très discutable », explique M. Deschambault.
Un naufrage
Directeur des politiques à Héritage Montréal, Dinu Bumbaru juge que le cas de la caserne 26 illustre la limite des engagements de la Ville en matière de patrimoine. Ces engagements, dit-il, sont basés sur une gestion qui ne s’appuie pas sur des principes donnant au patrimoine « sa juste place dans la chaîne de décisions ».
Montréal avait été avant-gardiste quand, en 2005, elle s’était dotée d’une politique du patrimoine en s’engageant à être exemplaire, rappelle-t-il. Même le gouvernement du Québec n’est pas allé jusque-là. « Le cas de la caserne disparue illustre cette ambivalence ou incohérence de la Ville », dit-il. « Du point de vue du patrimoine au XXIe siècle à Montréal et dans le Plateau-Mont-Royal, il n’y a pas d’explication ni de justification administrative qui tienne devant un tel naufrage. Ce cas et d’autres montrent les limites d’une action sur le patrimoine qui ne repose que sur la gestion ou, dans le cas de propriétés privées, sur les règlements d’urbanisme. »